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Le Docteur Jivago : de l’importance d’ancrer le récit dans l’Histoire

Ce sont les vainqueurs qui écrivent l’Histoire, l’adage est connu. C’est pour cela que les aléas historiques sont toujours contés avec un certain biais. La Révolution française a été érigée comme symbole du renversement sociétal par excellence, comme le moment où la France s’est constituée en fer de lance des droits de l’Homme. Lorsque l’on mentionne les Révolutions de 1830 et 1848, l’analyse ne va souvent pas bien plus loin qu’une mise à sac de la monarchie qui redevient absolue pour la première, et l’essor des républicains face aux monarchistes libéraux pour la seconde. Au delà du manichéisme de ce type d’analyse, le fait de ne pas étudier de manière exhaustive un conflit, une révolution ou un changement de régime, présente le risque de faire tomber aux oubliettes certaines parties de l’histoire qui sont pourtant nécessaires à faire perdurer la mémoire de l’évènement en question et à faciliter sa compréhension.

La révolution russe de 1917 a forcé l’écrivain russe Boris Pasternak à effectuer cette enquête au cœur de l’Histoire, cette réadaptation de la focale, dans sa fresque familiale parue en 1957 et devenue depuis un roman phare de la littérature russe : Le Docteur Jivago.

Une famille dans l’antichambre de l’histoire russe

Le Docteur Jivago narre l’histoire d’un citoyen russe éponyme nommé Iouri Jivago. Prenant racine un peu avant la guerre Russo-Japonaise de 1905, le roman, sorte de feuilleton familial rattrapé par l’arrière-plan historique, s’étire longuement jusqu’à la Seconde Guerre mondiale pour nous faire état de la tumultueuse histoire de la Russie dans la première moitié du vingtième siècle. Dans ce contexte se rencontrent et grandissent une farandole de personnage dont il va falloir retenir les noms et les surnoms (il existe un arbre récapitulatif de tous les personnages et de leurs relations qu’il faut regarder avec le cœur bien accroché). Parmi eux, en plus de Iouri Jivago, se trouvent Pavel Antipov, ouvrier syndicalisé communiste, Antonina Gromeko et Larisa Feodorovna. Tous sont amis d’enfance et le roman dépeint leurs existences de manière très agréable, car, prenant de la maturité avec l’âge, il est possible de remarquer les changements de tons et de champs lexicaux que l’auteur emploie au fil du roman, nos yeux semblant vieillir en même temps que ceux des enfants. Nous frémissons avec eux dans leurs découvertes de la vie, nous sommes consternés avec eux, nous sommes stupéfaits avec eux. Ainsi, Iouri épousera Antonina Gromeko, la fille de précieux amis de sa famille.

L’auteur entremêle au fil rouge politique et sociétal certains passage plus détendus pour décrire les paysages que les Jivago traversent durant leur fuite de Moscou. Jivago est plus qu’un médecin : c’est aussi un poète, un homme de lettres et de convictions qui traverse son temps avec une sérénité vacillante mais intacte, et devise sur l’existence et la mort. Dans la grande lignée des romans russes, les dialogues nombreux entre personnages traversent tous les pans de la philosophie et en particulier l’amour et l’attachement tant à son pays qu’à son épouse.

Boris Pasternak est obnubilé par le sort de ses personnages. En ne perdant jamais de vue les quatre principaux, l’auteur a voulu proposer une sorte d’« enquête sociale » de l’évolution de la société russe à la fois frappée par le changement de régime de 1917, les guerres internes qui s’en sont suivies, et les changements tant sociétaux qu’économiques engendrés. L’auteur adopte un ton qui semble rigoureusement neutre : certains personnages sont partisans du régime soviétique, d’autres font partie de la fameuse « armée blanche » fidèle au tsar de Russie. Derrière cette façade de neutralité, se cache un travail méticuleux de restitution de la Russie telle qu’il l’a vue, et une réelle volonté d’exhaustivité et d’indépendance de la part de Pastenak. En effet, ce dernier consacre bien plus de pages à la description des paysages de Sibérie qu’aux exactions commises pendant la guerre civile russe.

Une existence romanesque difficile

Pourtant, la résistance des autorités russes vont donner au Docteur Jivago la destinée politique qu’il se refusait jusqu’alors. Boris Pasternak en produisant à sa manière, un travail quasi journalistique, s’est donc attiré les foudres de la censure du régime soviétique qui interprètera certains passages comme peu reluisants à son égard. L’existence de Boris Pasternak ne sera donc plus la même à la parution de ce roman, d’autant que l’auteur adopte une posture critique vis-à-vis des pratiques économiques du communisme, telles que la collectivisation. D’ailleurs, le roman ne sort en Russie que vingt-huit ans après sa parution en Europe facilitée par l’intervention de la CIA dans un contexte connu de Guerre Froide. Malgré la coloration plus sociale que politique du roman (au final, difficile d’en tirer réellement l’opinion de Pasternak), l’auteur sera forcé de refuser le prix Nobel de littérature qui lui sera décerné en 1958. La publication retardée du roman de Pasternak en Russie intervient en 1985, en pleine « perestroïka », aux prémices de la chute de l’Union soviétique et au moment où la société russe est caractérisée par une grande libéralisation. Boris Pasternak décède en 1960, cinq ans avant l’adaptation de son roman au cinéma, avec le célèbre Omar Sharif dans le rôle titre.

Côtoyant la nostalgie sans non plus y sombrer, Pasternak est résolument obstiné à ne pas choisir entre l’ancien et le nouveau monde. Enseigné de la même manière que Zola en France, l’auteur n’aura pas pu profiter d’une reconnaissance profonde de son vivant pour son œuvre. A-t-il regretté ? Rien n’est moins sûr. Pasternak a semblé résolument décidé à éviter l’exil, attaché aussi profondément à son pays qu’il a lié ses personnages à l’histoire de la Mère Patrie.

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