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Prison : quelle notion du temps ?

« Faire son temps », « tuer le temps », « le temps à tirer »…

Tout le monde connaît les fameux bâtons dessinés ou creusés à même le mur par les détenus. Représentation du temps qui passe, le plus souvent les jours, ils sont présents dans le monde entier et dans nombres d’histoires. Il existe différentes manières d’organiser ces bâtons mais dans la plupart des pays du monde, on retrouve ces marques regroupées par cinq.

Les marques de dénombrement sont une application du système unaire. Ce système de comptage des jours était surtout présent lors des siècles précédents mais de nombreux détenus l’utilisent encore. Le quotidien en détention étant répétitif, tracer autant de bâtons que d’unités en décomptant les jours qu’il reste pour purger sa peine permet de se repérer dans le temps.

Le temps 

Lorsque la question du temps a été abordée dans chacune de mes entrevues avec d’anciens détenus, une lenteur, une vie entre parenthèses, voire un arrêt a été évoqué par chacun d’eux. On note malgré tout une singularité et une expérience propre à chacun par rapport au sujet.

En fait la vie continue et tu t’en rend compte que quand tu sors. Même musicalement, tu sais pas ce qui sort.

A., ancien détenu à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, Retranscription d’un entretien oral réalisé à Paris le 28 octobre 2022

La question du temps en réclusion étant récurrente pour tous, certains s’emploient, consciemment ou non, à participer par le geste au décompte du temps.

Tu vois que les détenus ont des vieilles lunettes, c’est comme un arrêt dans le temps en terme d’accessoires et de vêtements.

(Julie, Intervenante bénévole au sein de la Maison pénitentiaire de Poissy – maison d’arrêt pour les longues peines Quartier hommes, Retranscription d’un entretien oral réalisé à Malakoff le 8 novembre 2022)

Le temps. L’attente. L’arrêt. Le décalage avec le monde extérieur est tel que l’on pourrait qualifier cet endroit de microcosme parallèle au dehors. « La prison c’est une ville, c’est un monde, c’est une société dans la société. » ( Jessy, ancien détenu aux maisons d’arrêt de Fresnes et de Meaux, Retranscription d’un entretien oral réalisé à Paris le 28 octobre 2022)

Marquer son passage, creuser des dates et décompter les jours permet aussi pour certains de s’approprier l’espace. Certaines écritures sur les murs relèvent d’une volonté de marquer son passage, une revendication d’un droit à la reconnaissance. 

La salle qu’ils nous ont confiée semblait figée dans le temps, peu d’activités. Un arrière temporel qui est déprimant. Il y a une seule fenêtre. Au mur, partout sont affichés des affiches pour le bingo et les règles écrites à la main avec une écriture maladroite.

J., Intervenante bénévole au sein du centre pénitentiaire sud-francilien à Réau, Ciné-débat par l’association « champs libre », Retranscription d’un entretien oral réalisé à Paris le 26 octobre 2022

Fonction uniquement utilitaire ou appropriation de l’espace?

Certains évoquent l’aspect primaire de la détention. Lorsque le détenu pénètre dans la prison, rien d’ostentatoire n’est accepté. Les accessoires, les meubles, l’ architecture sont conçus pour être fonctionnels. 

Peut-on comparer les marques de dénombrement avec les peintures rupestres, les graffitis ou d’autres inscriptions sur un support autre que ceux habituellement utilisés ? Peut-on considérer les marques de dénombrement comme la trace du passage d’un détenu, des repères sur un trajet ou un plan, une revendication identitaire par des signatures ou d’autres messages ? Y a t’il un besoin de marquer leur espace en laissant une trace de leur passage ou viennent-elles simplement d’un besoin fonctionnel ? 

Les marques aux murs sont autant de possibilités de s’approprier l’espace. Dans l’imaginaire collectif, ces bâtons / traits sont la plus commune représentation graphique du temps qui passe. 

Mais y’a t’il d’autres expressions du temps ?

Le quotidien des détenus est répétitif, l’architecture du bâtiment pénitentiaire est imaginée pour orchestrer les mouvements des utilisateurs de l’espace : tout dans le quotidien est conçu pour éviter quelconque appropriation du lieu.

« Dénombrement, un regard sur l’incarcération au féminin », un projet immersif du collectif Art Entr’Elles présenté dans le cadre des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM) raconte le quotidien de six femmes incarcérées. C’est grâce à la projection de six cellules le long d’un couloir reflétant la lenteur du quotidien en prison pour femmes que l’idée du rythme est représenté.

Fumer, un geste répétitif, inéchangeable.

Selon des études menées par l’OMS en Europe, la France se distingue avec 90% d’hommes fumeurs en milieu carcéral. Selon les pays, le tabagisme dans les prisons est deux à quatre fois supérieur à la moyenne. (OMS, tabac use in prison, 2022).

« Une grande partie des fumeurs en prisons expliquent leur consommation par le sentiment d’ennui causé par la situation d’emprisonnement » (Génération sans tabac, « dans les prisons françaises, 90% des hommes sont fumeurs »)

Physiquement mais aussi psychologiquement, la cigarette / le joint est un marqueur du temps : la drogue modifie la perception du temps pour le consommateur, la cigarette / le joint se consomme au fil des minutes.

La première fois que j’ai fumé c’était en prison. Et ça m’a collé 14ans de ma vie, j’ai arrêté y a pas longtemps. A force de fumer toute la journée. Quand un joint est fini t’en roule un autre, bah pour passer le temps.

Jessy, ancien détenu aux maisons d’arrêt de Fresnes et de maux, Retranscription d’un entretien oral réalisé à Paris le 28 octobre 2022

« – Et le temps ?

– LONG. C’est de l’attente, on te met dans des salles d’attente, tu veux aller chez le médecin, au sport, à l’école. La détention provisoire t’attend que le juge donne son verdict. La prison c’est l’attente. Faut apprendre à être patient parce que putain t’as pas fini. Faut attendre qu’on veuille bien t’accorder du temps. Pour faire passer le temps ? Tu fumes du shit. La première fois que j’ai fumé c’était en prison. Et ça m’a collé 14ans de ma vie, j’ai arrêté y a pas longtemps. A force de fumer toute la journée. Quand un joint est fini t’en roule un autre, bah pour passer le temps. » ( Jessy, ancien détenu aux maisons d’arrêt de Fresnes et de maux, Retranscription d’un entretien oral réalisé à Paris le 28 octobre 2022)


Marques utilisées en France, en Argentine, au Brésil et au Chili, le plus souvent sur les cartes de match.
Marques utilisées notamment en Europe, au Zimbabwe, en Australie et en Amérique du Nord.
Marques utilisées en Chine, au Japon et en Corée, en écrivant successivement les cinq traits du caractère 正, signifiant notamment « exact », « correct ».

Lou-Ann Spirin