L’art de manifester : esthétique des luttes sociales
En 2020, les artistes avaient déjà fait entendre leur mécontentement contre la réforme des retraites. Le personnel de l’Opéra de Paris, en grève pendant un mois et demi, avait donné des concerts sur le parvis de l’institution parisienne en signe de protestation. Deux ans plus tard, les artistes sont dans le flou, comme l’affirme Denis Gravouil, secrétaire général de la CGT spectacle, au micro de France musique. Etant données l’ampleur de leurs contestations en 2020, et la précarité liée au régime d’assurance chômage intermittent, il est très probable qu’ils soient au rendez-vous lors des mobilisations du 7 et 11 février.
C’est dans ce contexte de fortes mobilisations qu’il nous paraît opportun de revenir sur l’historique des artistes dans les manifestations, et plus largement sur les pratiques culturelles et artistiques qui s’érigent en formes légitimes d’interpellation des pouvoirs publics. Cette esthétisation des pratiques contestataires se manifeste tant par le recours de mouvements de la société civile aux services d’artistes pour construire une problématique en problème publique, que par la reprise de codes culturels par des citoyens.
Les manifestations en fête
L’art est indissociable de la notion de contestation, l’histoire de l’art étant « aussi celle de tentatives successives d’affranchissement vis-à-vis d’une instance dominante, que ce soit le clergé, un prince, un régime totalitaire ou le marché ». La figure de l’artiste engagé est très répandue – dans l’histoire de l’art récente, Guernica en est l’illustration la plus célèbre – et plus récemment est apparu le néologisme « artivisme » faisant référence à l’art relatif aux préoccupations politiques.
Au-delà de l’artiste engagé, l’art peut se placer au service de l’engagement militant. Si dans le passé, l’engagement des artistes se manifestait souvent a posteriori, pour dénoncer un évènement achevé et perpétuer la mémoire de ses victimes ; nous souhaitons ici nous arrêter sur l’utilisation de l’art au moment présent, ayant vocation à doter une action contestataire d’une visibilité et d’une légitimité redoublées.
L’utilisation des codes artistiques dans la mobilisation occidentale actuelle a rencontré un succès, selon Martine Bouchier et Dominique Dehais, à la suite du sommet altermondialiste de Seattle de 1999. Selon eux, les luttes ont dès lors revêtu un caractère plus ludique, insolite, ayant recours au registre de l’humour. Pour résumer, « changer le monde n’a jamais été aussi amusant ».
Ce changement de registre contestataire a notamment été rendu possible par l’avènement des réseaux sociaux, ayant permis la diffusion des images, et donné de la force à la « révolution colorée ». Celle-ci se traduit par la forte « colorisation » des manifestants, qui se rassemblent autour de symboles colorés, pour trancher avec les forces de l’ordre et faire entendre – et voir – leur opposition. Cette tendance peut être illustrée par la révolution orange en Ukraine (2004) et verte en Iran (2009), la révolution des tournesols à Taïwan (2014), ou encore les « Pussy hats » roses à Washington (2017).
Le recours au registre de la joie ou, à minima, de la convivialité malgré la dénonciation de situations ou d’actes graves a pour intérêt d’attirer de nouveaux militants et de susciter la sympathie du public. Outre l’utilisation de codes culturels pour l’atout de visibilité qu’ils représentent, « certaines manifestations sont en elles-mêmes des pratiques créatives : occupations, actions-chocs, carnavals… ».
La théâtralité au coeur des pratiques contestataires
Même sous sa forme la plus routinière qu’est la manifestation, l’action collective s’entoure de déguisements, banderoles, caricatures, chants protestataires…, autant d’éléments qui rappellent le rôle de tremplin vers le changement sociétal parfois joué par l’art.
Dans ce contexte d’esthétisation des luttes sociales, la performance retrouve toute sa place dans les manifestations. Celles-ci sont le théâtre de mises en scène parfois très… théâtrales. Dans l’actualité récente, l’artiste performeuse luxembourgeoise Déborah de Robertis – connue pour son apparition dénudée devant L’Origine du monde de Courbet au musée d’Orsay – a fait s’immobiliser cinq Marianne seins nus face aux gendarmes déployés pour contenir les manifestations des gilets jaunes.
Si cette intervention semble porter une intention artistique plus que sociale, certains mouvements associatifs ont compris la puissance de la dramaturgie pour déployer leurs messages. C’est le cas de l’association de lutte contre le sida « Act Up », qui a travaillé à l’extrême la dimension expressive et symbolique. Celle-ci est perceptible notamment à travers sa pratique courante des « die-in », lors desquels les participants s’allongent dans la rue – dans une tentative de mimer la mort – puis se relèvent – et s’en départissent ainsi.
La dimension hautement visuelle de telles actions a pour avantage d’attirer les médias, tout en provoquant un « effet surgénérateur alliant l’efficacité du message à la satisfaction esthétique et entraînent, finalement, une quasi-indifférenciation entre l’art et l’activisme ».
Le design graphique comme composante fondamentale des identités visuelles contestataires
L’esthétique se trouve non seulement dans l’utilisation calculée de symboles, dans le recours à la couleur et à la performance ; mais également dans l’identité visuelle, décisive pour le succès des mouvements issus de la société civile. L’utilisation du graphisme pour transmettre un message de nature politique en suscitant le choc ou l’empathie n’est pas nouveau, en témoignent les quelques 85 000 affiches stockées aux archives du Centre d’étude des graphismes politiques.
Nombre d’exemples qui ont modelé notre environnement visuel au quotidien témoignent du rôle joué par les artistes dans la contestation au jour le jour. Le slogan « Je suis Charlie » a été conçu par le directeur artistique français Joachim Roncin, le drapeau LGBT par l’artiste et designer Gilbert Baker, et la liste est longue. Le fait que des citoyens ayant à cœur une même cause s’unissent sous un même symbole est fort de sens, en ce que le symbole dominant dans nos sociétés est le drapeau. Ainsi, une manifestation sous le signe d’un symbole autre que celui-ci remet en question la notion-même de l’Etat comme institution organisatrice de la société.
Comme indiqué précédemment, Act Up a compris très tôt le pouvoir de l’art pour faire entendre sa voix. La reprise du triangle rose qu’avaient à porter les déportés homosexuels sous le régime nazi comme logo, à laquelle s’ajoute un code couleur d’une simplicité et d’une efficacité redoutable – blanc et noir pour l’aspect funeste, rouge pour le sang contaminé – font le succès de l’association.
Autre acteur contestataire à l’identité visuelle forte, Extinction Rébellion. La volonté d’attirer un public qui ne soit pas nécessairement déjà sensibilisé à la cause écologique a nourri la réflexion d’identité du collectif, et le designer Clive Russel a mis en images cette vision. Extinction Rébellion dispose de bénévoles engagés dans des groupes d’art, produisant des affiches, stickers, et autres éléments de communication visuelle martelant tous le même message : tout le monde peut changer.
Si les militants peuvent s’emparer de codes artistiques pour faire passer leur message, les pouvoirs publics le peuvent également, et ne s’en privent pas. Yves Michaud parle d’ « esthétisation de la violence potentielle » dans son ouvrage Les ninjas, en analysant des forces lourdement armées qui usent de l’esthétique de la peur, et dont le contraste avec les manifestants est frappant. On assiste alors à un rapport de force entre deux esthétiques opposées : le festif comme catalyseur de changement contre le potentiel répressif.