Catégories
InternationalPolitique

Le général qui se voyait pharaon

En 2018 s’ouvrait au Caire une conférence sous l’égide de la présidence elle-même de la République d’Egypte. Cette conférence, baptisée « Histoire d’une patrie », fût en fait l’Histoire d’un mandat, plus précisément celui d’Abdel Fattah al-Sissi, le raïs (le chef), de ce vieux pays. L’un des objectifs affichés de ses quatre années passées au pouvoir était, selon le discours inaugural prononcé par le président, de « présenter au monde une nouvelle image de l’Egypte ». Idée évocatrice et qui en vérité dit tout de ce que le maréchal Al-Sissi a patiemment construit autour de sa personne et de sa place au sein d’une nation égyptienne impérissable. Du pharaon Djéser à l’élection quasiment unanime du militaire en 2014, l’Egypte est restée, dans les discours du pouvoir, la même.

De l’Egypte frériste au pouvoir des militaires

Depuis la mort du Président Nasser, figure incontournable de l’histoire égyptienne comme un des plus fameux socialistes du Moyen-Orient, l’Egypte a alterné entre des dirigeants tantôt suspicieux face aux organisations islamistes, tantôt plus accommodants, mais toujours autoritaires. C’est sous la présidence d’Anouar el-Sadate et la décision de ce dernier de former une alliance avec les intégristes religieux afin de combattre les « marxistes » que la société égyptienne s’islamise peu à peu. Là où Nasser avait fermement défendu les droits des femmes et la liberté religieuse, le pays se referme petit à petit sur lui-même. S’en suivra une période de baisse de l’influence des Frères Musulmans (organisation islamiste prônant une pratique de l’islam ultra-orthodoxe) due aux répressions violentes de toute contestation menée par le régime d’Hosni Moubarak (aussi bien les islamistes que les partis démocratiques sont réprimés).

Mais les fondamentalistes obtiendront leur revanche en 2011, après trente ans d’une Egypte fermement contrôlée par le gouvernement de Moubarak. Cette année est marquée par de grandes manifestations qui tournent rapidement à l’émeute et attirent l’œil des médias occidentaux. Rapidement, l’Europe ainsi que les Etats-Unis réclament la mise en place de réformes démocratiques en Egypte tandis que le mouvement populaire égyptien, noyauté par les Frères Musulmans, n’attend en fait que le départ de celui qui est considéré comme un allié objectif de l’Occident.

Hosni Moubarak sera finalement destitué et remplacé par son premier ministre. Le Parti de la Liberté et de la Justice (PLJ), piloté par les Frères Musulmans et créé depuis quelques mois, remporte 49% des sièges de l’assemblée législative égyptienne et décide de présenter un candidat à l’élection présidentielle de 2012 : Mohamed Morsi.

Mohammed Morsi lors d’une conférence de presse

Morsi est avant-tout un homme modelé par les Frères Musulmans et dont l’ascension sociale s’est faite grâce au rôle majeur qu’il a tenu dans les organes décisionnaires de la confrérie. Soutenu par elle et le PLJ, Morsi promet une réforme constitutionnelle plus en accord avec les principes de l’islam (selon les dires de la communication frériste) et un retour aux « valeurs fondamentales ». Il promet aussi l’intégration de toutes les franges de la société dans le futur Etat égyptien dont il aura la charge. En juin 2012, il est élu avec 51% des voix face à l’ancien premier ministre d’Hosni Moubarak.

Morsi, et derrière lui les Frères Musulmans, ne tiennent pas leurs promesses. Plusieurs réformes anti-démocratiques sont engagées et la nouvelle Constitution est décriée par l’opposition anti-moubarak laïque comme étant une ouverture vers l’application d’un islam rigoriste en Egypte. Rapidement, de nouvelles manifestations éclatent, et lors des manifestations de 2012-2013, c’est plus de quinze millions d’égyptiens qui manifestent contre le gouvernement islamique. Cette période de crise, qui aboutira au coup d’État et à l’emprisonnement de Mohamed Morsi, est une occasion inespérée de conquête du pouvoir pour le chef d’état-major des armées, Abdel Fattah Al-Sissi.

Le nouveau maître du Double-Pays

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la réforme démocratique n’est pas la priorité des militaires qui prennent la place du président Morsi. Annonçant certes à la population une période de transition transparente et ouverte, les répressions commencent immédiatement après le coup d’État, d’abord contre les Frères Musulmans, puis contre les anciens alliés laïques des putschistes. En juin 2014, Al-Sissi est désigné par la « démocratie » comme le nouveau président de la République arabe d’Egypte avec plus de 96% des voix.

Le peuple égyptien n’a jamais connu de pouvoir réellement démocratique. Parfois ce pouvoir fort lui a bénéficié, comme avec les audacieuses réformes sociales conduites sous le régime de Gamal Abdel Nasser. Mais la gouvernance du maréchal Al-Sissi est d’un tout autre acabit. Ses deux mandats successifs ont d’abord été le moment d’une déstructuration et même d’une déconstruction progressive de l’État-Providence. Une répression politique sans précédent a touché toutes les oppositions, islamistes ou laïques. Les minorités sexuelles sont officiellement reconnues dans leurs droits mais font en réalité souvent l’expérience de harcèlement judiciaire pour « atteinte aux mœurs » et « blasphème », et sont envoyés en prison et parfois passés à tabac ou même assassinés.

Mais la dictature d’Al-Sissi se démarque de ses prédécesseurs sur deux points qui sont en fait liés dans la propagande du maréchal : le culte de la personnalité et la construction d’un roman national.

Dès les premiers mois suivant le renversement de Morsi, des posters, des t-shirts et même des glaçages de gâteau à l’effigie du nouvel homme fort du pays déferlent dans toutes les boutiques. Plus étonnamment, le visage d’Al-Sissi n’envahit pas le paysage du fait d’une quelconque action gouvernementale mais bien par la population elle-même, qui voit en lui celui qui sauvera l’Egypte des Frères Musulmans comme du danger occidental. Bien sûr, une fois président, le militaire ne fera rien pour arrêter cette Sissi-mania, qui lui offre une omniprésence dans la vie de sa population pour un coût nul. A chaque grand événement que connaît le pays, la mise en scène du président est totale. On le met à l’honneur, on l’acclame. Durant les élections de 2018, les affiches en faveur du président sortant peuvent se voir sur tous les immeubles, toutes les vitrines de boutique, tous les journaux. En revanche, on ignore des opposants jusqu’à leurs noms.

La parade dorée des pharaons

Un pouvoir naissant ressemble à un jeune arbre : il cherche sa stabilité dans ses racines. Parfois même se les construit-il de toute pièce. Qui se veut le représentant d’un ordre conservateur et continuateur d’un esprit national (parfois fantasmé) inscrit son action dans le fil insécable de l’Histoire. Tout comme le fit Emmanuel Macron en recevant Vladimir Poutine ou encore le forum de Davos dans les ors de Versailles, se posant ainsi en dépositaire d’une période où la France monarchique resplendissait, Abdel Fattah Al-Sissi se rappela que son pays avait compté lui-aussi des rois légendaires, bien plus anciens et bien plus puissants que ceux qui avaient régné par-delà la Méditerranée.

Le 3 avril 2021, sur toutes les chaînes de télévision du pays et sur plus de deux-cents chaînes dans le monde, apparu une immense procession de figurants. Tous étaient vêtus comme chacun s’était toujours représenté les Egyptiens anciens, comme le grand cinéma hollywoodien avait voulu qu’on se les représente. Sur des chars prenant l’aspect de barques solaires, les dépouilles de douze rois et reines de l’ancien temps étaient déplacées du Musée du Caire, situé sur la place Tahrir, vers le Musée National de la Civilisation Égyptienne nouvellement construit, concentrant l’essentiel des collections du pays. A leur arrivée dans leur nouvelle demeure, les pharaons furent accueillis par celui qui se montrait comme leur successeur, le pilier de cette nation égyptienne éternelle.

Sous les pyramides, des figurantes de la parade reproduisent des danses à la gloire des anciens (et des nouveaux) pharaons. ⒸReuters TV

Finalement, peu importe que l’Egypte ait réellement ressemblé à ce que montra ce spectacle, présenté comme historique par les analystes médiatiques. Peu importe que l’Egypte ait changé de religion, de culture, de peuple. Tout ce processus de légitimation historique ne tend qu’à une chose : effacer de l’esprit des gens les blessures du passé et du présent, faire oublier les baillons et les matraques, les loups du terrorisme islamiste, la destruction de l’Etat social. La société égyptienne ne doit plus reposer que sur celui qui la guide, la quatrième pyramide de Gizeh.


Sources :

Retransmission de la Parade dorée des Pharaons : https://youtu.be/G4jXpckJLVw

Farouk MARDAM-BEY, Egypte : religion et politique – de la Nahda à Abdel Fattah Al-Sissi, Sindbad-Actes Sud, 2017

Myriam ENCAOUA, Pauline THEVENIAUD, « La grande histoire d’Emmanuel Macron et du château de Versailles », Le Parisien, 9 juillet 2018