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La discrète crise politique tunisienne qui s’enlise

Dirigée par le président Kais Saied depuis 2019, la Tunisie connaît un virage institutionnel qui fait peu de bruit à l’international. Conflit entre les pouvoirs exécutif et législatif, abrogation de la majeure partie de la Constitution, crise économique et sanitaire … Retour sur l’origine de la crise institutionnelle qui frappe la république tunisienne et sur le devenir de la Constitution.

La situation politique tunisienne au lendemain du printemps arabe

C’est une situation politique complexe dans laquelle la Tunisie, le peuple tunisien et le gouvernement tunisien se retrouvent depuis bientôt un an. Dans ce pays que l’on considère comme le berceau à partir duquel le printemps arabe s’est enlisé, catalysé pour ensuite se propager, la relative stabilité politique de la dernière décennie semble s’effriter. En effet, suite à cette fameuse année 2011, l’espoir était renaissant avec l’adoption de la Constitution de 2014, symbole d’un réel nouveau démocratique.

Or, en Septembre 2019, le constitutionnaliste et juriste nommé Kais Saied est élu président avec 72% des voix, à l’occasion d’une élection anticipée de quelques mois suite au décès de l’ancien président Béji Caïd Essebi. Il était alors un candidat indépendant avec une image d’universitaire et est décrit par la plupart comme étant socialement conservateur mais «non-intégriste ». Le mois suivant, le parti politique d’opposition Ennahdha (islamo-conservateur) arrive en tête des élections législatives et récupère le plus grand nombre de sièges à l’assemblée parlementaire. Le régime tunisien étant semi-présidentiel, les ministres doivent recevoir la confiance du Parlement.

Après plusieurs blocages, le Président et le Parlement s’accordent à nommer des ministres indépendant, ni trop proches du Président, ni membres du groupe politique Ennahdha. Or, les tensions internes ne s’affaissent pas et le Président accuse souvent de corruption certains ministres qu’il juge comme étant en réalité très proche du parti Ennahdha.

Le début de la crise

Le Président Kais Saied gouverne et légifère par décrets depuis le 25 juillet 2021 suite à une série d’événements. En effet, à cette date, il avait alors annoncé un gel des fonctions du Parlement, lève l’immunité parlementaire de tous les députés et limoge le Premier Ministre. Pour justifier cela, le président évoque l’état d’exceptionnalité tel qu’entendu par l’article 80 de la Constitution duquel il s’est positionné comme seul interprète.

Le problème majeur étant l’absence de Cour Constitutionnelle. Celle-ci ne s’est en réalité jamais constituée même après la mention de sa mise en place depuis 2014, et personne ne peut donc statuer sur la constitutionnalité de la décision présidentielle. Le Président de la République se chargerait ainsi du pouvoir exécutif d’une main de fer.

En avril 2021, Saied avait déjà interdit la promulgation de la loi organique devant la mettre en place. L’idée s’éloigne encore lorsqu’en février dernier, il dissout le Conseil supérieur de la magistrature, l’un des trois organes constitués à qui revient normalement la désignation d’un tiers des membres de la Cour constitutionnelle. Par le même temps, il met en place un Conseil de Magistrature provisoire et se donne le pouvoir de limoger les juges et de leur interdire de faire grève.

L’origine sociale de la crise

La crise du COVID-19 a été particulièrement violente en Tunisie avec 18 000 morts pour 12 millions d’habitants, en faisant le taux de mortalité le plus élevé d’Afrique et l’un des plus élevés au monde.

Le rythme de vaccination était lent et un ras-le-bol général du sur place politique s’est alors fait entendre dans les rues le 25 juillet 2021 . A tout cela, s’ajoutaient les problèmes économiques du pays qui faisaient que la classe moyenne subissait un déclassement et une inflation en constante hausse. La Tunisie en était d’ailleurs à négocier son quatrième plan d’aide avec le Fonds Monétaire International (FMI).

Les décisions du Président, basées sur un « état d’exceptionnalité », sont annoncées le soir même. Or, le lendemain, le peuple est encore dans les rues et cette fois-ci l’on assiste à de violentes oppositions entre les partisans du Président, qui voient en lui un homme fort prenant les rênes de l’État , et de l’autre ceux de Rachad Ghannouchi, président du Parlement et tête d’affiche du parti Ennahdha  accusant le Président d’un coup d’État.

La dissolution de l’Assemblé Parlementaire, un tournant majeur

Or, ce 30 mars 2022, le Président va plus loin et dissout l’assemblée parlementaire, acte normalement contraire à la Constitution. Cette décision est prise suite à l’initiative du Parlement de se réunir virtuellement via la plateforme Zoom afin de voter l’annulation des mesures d’exception prises par M. Saïed ces neufs derniers mois. Ils étaient 120 députés présents (sur un total de 217), 116 votants et six groupes parlementaires représentés sur les huit existants.

Deux jours plus tard, Kais Saied reçoit Mme Claire Bazy Malaurie, présidente de la Commission de Venise (organe consultatif du Conseil de l’Europe chargé de monitoring pour le Droit et la Démocratie au sein de tous les pays ayant ratifié sa Convention-Cadre). Lors de cette visite, la commission exprime de nouveau sa volonté de « mettre son expertise au service du peuple tunisien et à soutenir la mise en œuvre de réformes démocratiques dans le respect de l’État de droit et des droits de l’Homme ». Elle encourage également vivement le Président à maintenir un dialogue ouvert avec l’organe consultatif avec un espoir qu’il reviendrait vers la voie constitutionnelle.

Pour y revenir, il lui tiendrait désormais d’organiser des élections législatives dans les trois prochains mois. Or , Kais Saied a exprimé qu’il ne tiendrait pas ces délais et a abrogé le trois quart de la Constitution de 2014, en gardant seulement les deux premiers chapitres (sur les principes généraux et les droits et libertés). De ce fait, il a supprimé toutes les règles constitutionnelles concernant les pouvoirs exécutif, législatif, judiciaire et local. Il a parallèlement annoncé qu’il mettait en place un groupe de travail s’attelant à la tâche de rédiger une nouvelle Constitution qu’il soumettrait à un référendum populaire en juillet 2022 afin de tenir des élections législatives ce décembre.

Pour le moment, ces initiatives n’ont pas été mises à l’écrit dans quelconques documents pouvant avoir une portée juridique et légale, laissant le pays dans un flou juridique total et aux mains du Président Saied, détricotant petit à petit les avancées obtenues en 2014.