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Avec la modernisation de l’armée allemande, la fin d’une ère

Face à la guerre en Ukraine, l’Allemagne accélère la révision de sa stratégie militaire, après des années d’austérité budgétaire. Ce faisant, elle réinvente son rôle géopolitique en Europe et dans le monde.

C’est une annonce qui a pu être vite oubliée dans la cascade de réactions internationales à l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Elle marque pourtant une évolution sans précédent dans la doctrine militaire de l’Allemagne. Dimanche 27 février, face aux élus du Bundestag, le chancelier Olaf Scholz a déclaré allouer une enveloppe de 100 milliards d’euros à la modernisation de la Bundeswehr, l’armée allemande. De plus, il prévoit de porter dans les années à venir le budget de la défense à « plus de 2% » du PIB allemand, dépassant l’objectif fixé par l’OTAN à 2%. Des annonces justifiées par un nouvel impératif stratégique : « nous devons assurer la sécurité de l’Europe […] il faut que l’armée allemande dispose de nouvelles compétences ». Ce volontarisme, inédit, découle directement de la crise sans précédent que connaît actuellement l’Europe. Il ne date pourtant pas tout à fait d’hier.

Constat d’échec

Jeudi 24 février, quelques heures après le début de l’invasion de l’Ukraine, c’est le général allemand Alfons Mais qui, le premier, a déploré dans un message sur son compte Linkedin les limites de la Bundeswehr : « Les options que nous pouvons proposer aux politiques pour soutenir l’Alliance [l’OTAN] sont extrêmement limitées. Cela, nous l’avons tous vu venir, mais nous n’avons pas pu faire valoir nos arguments ni tiré les leçons de l’annexion de la Crimée. Je suis en colère ! ».

Un constat d’échec partagé le jour même dans un tweet par l’ex-ministre de la défense Annegret Kramp-Karrenbauer : « Je suis furieuse contre nous, car nous avons failli face à l’histoire ». Lorsqu’elle était en poste entre 2019 et 2021, Mme Kramp-Karrenbauer a pourtant porté le projet de moderniser l’armée. Il y a un peu plus d’un an, le 9 février 2021, elle publiait avec le Chef d’état-major de l’armée des « réflexions sur la Bundeswehr de demain ».

On y retrouve les mêmes conclusions que celles tirées aujourd’hui par Olaf Scholz. Sur la nécessité d’abord d’investir à nouveau dans les capacités de l’armée, « fortement affaiblies en partie par la politique d’austérité du passé ». Sur l’importance ensuite de réaffirmer la puissance militaire allemande sur la scène internationale : « Il ne peut en effet y avoir d’Europe capable d’agir sans une Bundeswehr polyvalente ».

Cette volonté de moderniser l’armée allemande s’inscrit, comme le rappellent les auteurs du document, dans une réflexion stratégique plus ancienne. La publication en 2016 du Livre blanc de la défense en est un jalon important. Un texte qui conclut déjà à la nécessité pour la Bundeswehr de s’adapter aux nouvelles formes de conflits et de prendre une part accrue dans le concert des nations.

Rupture

Ces nouvelles réflexions, qui ont pris une tournure très concrète le 27 février dernier, constituent une véritable rupture avec l’histoire récente de l’armée allemande. Fondée au milieu des années 1950 sous la pression américaine, la Bundeswehr devait être la première ligne de défense derrière le rideau de fer. Elle ne faisait pourtant initialement pas consensus. Au contraire, une bonne partie de l’opinion publique, mais aussi les états voisins, la France en particulier, étaient réticents aux réarmement de l’Allemagne. D’où le statut particulier de cette armée, souvent qualifiée d’ « armée parlementaire ».

Le Bundestag, le parlement allemand, exerce son contrôle sur elle à travers une commission dédiée, qui peut se constituer en commission d’enquête, suit de près ses activités, et décide de l’engagement ou non des troupes dans une opération.

De même, les effectifs se sont constitués sur le principe de la conscription, pour ne pas recréer une armée professionnelle. Tout a été fait pour éviter une nouvelle infiltration de l’extrême droite dans les rangs de l’armée. Une préoccupation ravivée ces dernières années par une recrudescence d’incidents liés à l’extrême droite en son sein. Les conditions de cette genèse expliquent la politique extérieure de l’Allemagne depuis des décennies : promotion du multilatéralisme, limitation de l’usage de la force, strictement encadré par les responsables politiques, et mise en retrait de la scène internationale, se revendiquant avant tout comme une puissance économique.

Si les forces allemandes ont été impliquées dans un nombre croissant d’opérations ces dernières années, elles n’ont jamais dérogé à ces principes. Aujourd’hui, c’est tout ce paradigme qui est remis en cause par la réorganisation stratégique de l’Allemagne, précipitée par l’expansionnisme de la Russie de Vladimir Poutine. Et, dans ce contexte international extrêmement volatile, certains interprètent cette révolution copernicienne comme le signe d’une évolution plus profonde encore : la création d’une défense commune européenne, véritable serpent de mer de la politique de l’Union Européenne. Décidément, les répercutions de la crise ukrainienne sont loin d’avoir livré tous leurs secrets.