Suprême et les photographes : entre adoration et collaboration
Suprême : icône de la mode urbaine, la marque américaine est devenue en moins de trente ans l’une des entreprises de textiles les plus influentes. Son schéma de marketing, basé sur une communication sobre et de multiples collaborations, a donné à la marque une image d’un luxe underground abordable. Fondée en 1994 par James Jebbia à New York, Suprême a su imposer une identité marquée par la culture skate des années 1990, mais aussi par un paysage visuel novateur. Depuis sa création, Suprême a toujours mis en avant les artistes contemporains, qu’ils soient des plasticiens de grands noms (comme Jeff Koons, Damien Hirst, Murakami) ou des artistes proches de la marque.
Le but de cet article sera donc de comprendre les différents rapports entre la photographie et Suprême. Que mettent en avant ces différentes collaborations et que veulent-elles dire sur la photographie contemporaine ?
Je tiens à préciser que j’ai décidé de prendre en compte uniquement les collaborations entre Suprême et des photographes. Donc les autres artistes notamment vidéastes, ainsi que des photographies ne s’inscrivant pas dans une démarche purement photographique ne sont pas considérées (les collaborations notamment de David Perez, Harmony Korine, Chris Cunningham et David Lynch ne seront donc pas abordées). Je me suis servi ici d’exemples parlant de la démarche des collaborations photographiques Suprême, bien que le sujet soit très vaste. Je vous conseille cependant de vous renseigner sur le site Complex et Authentic Suprême si vous souhaitez voir l’ensemble des collaborations Suprême.
La photographie comme support de communication :
Pour commencer, il est évident que l’identité Suprême est étroitement liée à la photographie, puisque presque l’entièreté du marketing et de la communication de la marque passe par ce support. L’entreprise américaine a su au fil des années réellement imposer la photographie comme un support privilégié de la culture skate, mais elle a aussi apporté une nouvelle dimension à la photographie contemporaine grâce à son système basé sur la collaboration. Et plus généralement, on observe que la marque joue elle-même beaucoup sur une certaine imagerie visuelle. Lorsque l’on pénètre dans le magasin Suprême Paris, situé rue Barbette (voir ci-contre), on est d’abord accueilli par une salle remplie d’images et de photographies qui crée une atmosphère visuelle particulière rendant compte de la culture et des influences photographiques de la marque.
Ainsi, le premier rapport entre la marque et la photographie passe par les shootings photos promotionnels de la marque qui sont réalisés par des photographes reconnus. Suprême va commander divers travaux photographiques pour mettre en avant son lien direct avec l’art contemporain. L’une des premières véritables collaborations a lieu en 2001 avec l’artiste Jamil GS, qui réalise au nom de la marque un calendrier érotique (que Suprême rééditera à trois reprises). Jamil GS fait aussi certains shootings d’items de la marque, mais c’est surtout le calendrier que l’on retiendra ici, car il représente la première véritable collaboration photographique de Suprême.
Jamil Gs x Suprême 2001 calendar
Autre grande figure de la photographie de mode, c’est avec Terry Richardson que la marque prend un essor considérable auprès du grand public. En effet, Richardson va à la fois réaliser, comme Jamil GS un calendrier érotique en 2003, mais aussi signer des shootings photos qui vont faire la renommée de Suprême. Il va photographier des stars portant la marque Suprême, donnant à celle-ci une aura qu’elle n’avait pas forcément avant. Kate Moss, Lady Gaga, Neil Young, Morissey, Michel Jordan ou encore Lou Reed ont tous été effigie, le temps d’un shooting pour la marque. Richardson a crée un schéma de photographie qui est maintenant lié dans l’imagerie de la marque : celle du portrait sur fond blanc d’une célébrité avec un t-shirt blanc Suprême, appelé « photo tee ». Ces clichés, devenus des symboles de la marque, ont d’ailleurs été repris sur des tee-shirts comme l’effigie de Kate Moss et Lady Gaga (respectivement 2012, 2016). Depuis 2003, la collaboration entre Richardson et la marque n’a jamais cessé, Suprême faisant régulièrement appel aux services du photographe pour ses shootings et utilisant son travail pour la conception de tee-shirts.
Lady Gaga et Kate Moss par Terry Richardson
Dans un style assez similaire, Kenneth Capello est lui aussi l’un des partisans de l’identité photographique de Suprême. Il est le premier à avoir institué le style « photo tee » de personnalité sur le tee-shirt Suprême. La première de cette photographie remonte à 2005, lorsque Capello réalise un shooting avec les rappeurs Raekwon et Da Chef portant une poupée elmo. Capello va poursuivre durant plusieurs années sa collaboration Suprême en poursuivant sa démarche de « photo tee » avec le groupe Dipset en 2006, Mike Tison et Tera Patrick en 2007, ainsi que pour bien d’autres shootings promotionnels.
Kenneth Capello puis Terry Richardson ont donc créé une identité photographique à Suprême, mais qui est loin de représenter l’ensemble de la culture visuelle de la marque. Cependant il est intéressant que la marque ait su utiliser les photographes contemporains pour former une barrière abstraite de la limite de la photographie. Où s’arrête l’œuvre d’art ? Bien qu’aujourd’hui ces objets soient revendus comme des pièces de collection, Suprême ouvre de nouvelles perspectives à la photographie contemporaine.
Raekwon et Da Chef, Mike Tisson et Terra Patrick par Kenneth Capello
Aussi, depuis quelques années, il semble que Suprême utilise le livre photographique pour promouvoir son identité artistique. Tout commence en 2010, lorsque Suprême en collaboration avec l’édition New-Yorkaise Rizzoli, sort un livre photographique avec des interviews de James Jebbia et d’autres créateurs proches de la marque. C’est la première monographie indépendante de l’entreprise. En 2015, un livre photo sur Suprême réalisé par l’artiste David Sims paraît. Composé de portraits de jeunes skateurs proches de la marque, cet ouvrage est significatif du style suprême et de son identité photographique. Les photos sont simples mais pourtant très parlantes sur l’état d’esprit de la communauté skate.
Enfin, sommité de l’édition artistique, Phaidon publie en 2020 un livre photos Suprême réalisé par son fondateur James Jebbia. L’ouvrage constitué de 800 photographies montrant l’évolution de la marque, ses différentes capsules et items, ainsi que diverses célébrités portant la marque Suprême. Ce livre est représentatif de la culture photographique de la marque, dans lequel on retrouve de nombreuses photographies prises par des photographes de renom, ainsi que des diverses collaborations photographiques. L’ensemble donne un véritable aperçu de l’importance de la photographie au sein de la marque et de la communauté Skate. On y retrouve notamment beaucoup de photographies proches de la marque comme William Strobeck, qui a réalisé des films reportage sur Suprême, ainsi que Ari Marcopolos pour ne citer qu’eux. Ce rapport entre la marque et la photographie est unique, elle transparaît comme un élément fondamental de l’identité de Suprême qui l’exploite de différentes manières, à la fois pour mettre en avant le travail des photographes mais aussi pour illustrer sa philosophie.
“L’esprit Suprême”
Cependant, l’explosion de la collaboration photographique chez Suprême a eu lieu entre 2004 et 2008, la marque multiplie ses collaborations. Et l’on observe dans le choix de ses collaborations, une véritable thématique commune qui ressort soit celle de la jeunesse des années 1980-90, de son mode de vie et de l’évolution des différentes disciplines du hip-hop.
La première collaboration significative de cette volonté d’ancrer son identité d’origine en une capsule photographique, est en 2004 avec Martha Cooper. Cooper est l’une des premières artistes à suivre au long terme l’évolution de la jeunesse New-Yorkaise à la fin des années 1970. Elle va notamment s’intéresser à l’émergence du graffiti et fut l’une des premières à suivre des graffeurs New-Yorkais. Encore une fois, le travail de Cooper est intimement proche de l’identité Suprême, qui a toujours mis en valeur la jeunesse New-Yorkaise et ses pratiques. La capsule est donc composée de plusieurs tee-shirts à manche longue imprimés de photographie de Martha Cooper. Certaines photos ne montrent que des vues de New-York, comme une rue avec un cinéma, une vue du pont de Brooklyn mettant en opposition le quartier populaire de Brooklyn et ses tags et Manhattan et ses buildings. Mais plusieurs clichés montrent la jeunesse de New- York se réunissant pour discuter, ou encore frimant avec une liasse d’argent (attitude hip-hop oblige) ainsi que diverses scènes New-Yorkaises caractéristiques de l’influence de la culture afro-américaine sur une ville en plein changement.
En 2005, c’est avec Bill Thomas que la marque sort une série de tee-shirts. Il s’agit de photographies représentant différentes figures du skate des années 1990. La collaboration comporte plusieurs tee-shirts imprimés sur l’intégralité du tee-shirt, comme Suprême l’avait déjà fait pour Martha Cooper.
Ensuite, c’est avec l’artiste Ari Marcopoulos que la marque s’associe pour créer une collection de divers items. Le photographe hollandais et l’entreprise s’étaient déjà associés une première fois en 1999 pour la confection d’un tee-shirt « Safety film ». En 2006, la collaboration comporte donc des hoodies, tee-shirts ainsi que des chaussures confectionnées avec Vans SK8, qui intègrent de multiples clichés de photographes sur l’ensemble des items. Ces photographies en noir et blanc représentent le travail qu’a mené Marcopoulos autour de la communauté skate de New-York entre les années 1980-2000. Cette collaboration, bien que peu étonnante sur le fond, l’est plus sur la forme. Là où Suprême privilégiait des tee-shirts avec une photographie imprimée (et souvent sur tout le tee-shirt), ici la collaboration de 2006 de Marcopoulos comporte des items recouverts de photographie, comme une sorte de portfolio de textile.
La même année, c’est avec l’artiste Charlie Ahearn avec lequel la marque collabore sur une série de tee-shirts imprimés. Ahearn est un réalisateur américain qui a notamment réalisé le film « Wild Style » sorti en 1982 qui est l’un des premiers films qui aborde le milieu hip-hop. Ici, la collaboration avec Suprême est orientée sur un travail photographique de Ahearn qui documente la vie New-Yorkaise dans les années 1980. On retrouve donc diverses photographies de rue de New-York, mais le travail est aussi marqué par les diverses formes de tension et de violence à cette époque. On retrouve en effet, la photographie « Brutaly police » qui montre deux policiers autour d’un homme allongé par terre, ainsi qu’une photographie d’un jeune «guardian angels », milice violente qui se disait protéger la population dans les transports en commun.
En 2008, la marque collabore avec le photographe Shawn Mortensen, connu pour ses portraits de personnalités mais aussi ses campagnes publicitaires. Suprême a décidé de reprendre à travers une série de tee-shirts, le travail que Mortensen a réalisé au Mexique. Il s’agit d’une série de clichés qui couvre les mouvements zapatistes de Chiapas en 1994, un des différents mouvements que Mortensen a couvert durant sa vie. Ce travail illustre une autre forme qui marque l’identité de la marque : l’idée de rébellion. La marginalité de la culture skate underground a marqué une certaine idée de résistance et de rébellion face à un système américain dès la fin des années 1970. On peut comprendre le sens d’une telle collaboration dans le fait qu’elle correspond dans une certaine mesure à l’état d’esprit de rébellion de la marque. Durant cette période, il y a donc une certaine redondance des thématiques photographiques qui mettent toutes en avant l’identité de la marque.
La mise en avant de la marginalité :
Ce qui transparaît de manière évidente des différentes collaborations entre Suprême et les photographes, c’est la mise en avant de la marginalité. En effet, l’identité même de la marque est basée sur la marginalité de la communauté des skateurs dans les années 1990. Même si Suprême a obtenu le statut de marque de renommée internationale, elle revendique toujours une identité marginale, pourtant en phase avec son époque. Ainsi, les collaborations Suprême montrent différents reportages ou travaux photographiques autour de communautés dites marginales, rejetées par le système (notamment le système conservateur américain) et qui rejoint une notion commune : celle de l’émancipation.
En 2017, Suprême sort une collaboration avec la photographe Nan Goldin, véritable figure de la photographie des années 1980-90. La collaboration comporte une veste, un sweat à capuche, trois tee-shirts et trois planches à roulettes, le tout imprimé de photographies de Nan Goldin issu de son ouvrage The other side. Ces images montrent des transsexuels aussi bien dans leur quotidien, que dans leur vie intime. A la sortie de la capsule suprême, ces images ont provoqué l’indignation de certains (la transphobie étant toujours d’actualité). L’image « Jimmy Paulette and Misty in a taxi » qui a été utilisée sur des hoodies et des vestes, est l’un des clichés les plus célèbres de cette série. Elle montre deux transsexuels, largement maquillés et travestis, assis dans un taxi le regard neutre mais profond. Le travail de Nan Goldin est construit autour de multiples photoreportages sur la jeunesse des années 1980-90, qui évoquent la relation au sexe, la drogue, ainsi que plus généralement de la violence qui ressort de la société. Témoin du désir d’émancipation des différents groupes de jeunes, l’œuvre de Goldin est imprégnée de la notion du « corps politique », à l’image de sa série The other side. Il n’est donc pas étonnant que Suprême et Nan Goldin aient collaboré ensemble, les deux étant des représentants (à moindre mesure) de la condition de la Jeunesse américaine. La liberté sexuelle et l’ouverture d’esprit sont des marqueurs de l’identité de deux protagonistes, qui ensemble ont su créer une capsule sobre mais puissante dans leur message politique. Ce qui ressort néanmoins de cette collaboration, c’est qu’elle est représentative de l’identité de Suprême : provocante mais esthétique, avec la mise en avant d’une communauté marginalisée montrant un désir d’émancipation que la marque véhicule.
Autre grande figure de la photographie contemporaine, Larry Clark, connu pour ses œuvres aussi bien photographiques que cinématographiques autour de l’adolescence. C’est un photographe très proche de la marque, il a à la fois signé trois collaborations avec Suprême, mais il a aussi réalisé de nombreux clichés pour la marque ainsi que des collaborations marketing comme avec Swarovski. La première collaboration entre l’entreprise et l’artiste a lieu en 2005, lorsque Suprême demande à Larry Clark de réaliser à un calendrier érotique (qui n’a rien à envier à Pirelli). Ce calendrier contient douze photographies de femmes nues, dans des poses particulièrement explicites entourées d’objets ou items suprême. Ces photographies, bien qu’issues d’une commande, sont caractéristiques du travail de Larry Clark qui a photographié toute sa vie des jeunes et leur sexualité libre. Ainsi, en 2017, Suprême sort une série de tee-shirts reprenant un motif issu du calendrier « Naked Girl-January », mais sort aussi en 2005, deux clichés iconiques du travail de Clark. La photographie de Billy Man, qui a fait la couverture de son premier livre Tulsa est issue de son travail Teenage lust montrant un jeune couple pendant les préliminaires. Comme Nan Goldin, le travail de Clark révèle une réalité choquante : la sexualité libre de la jeunesse provoque toujours, car il s’agit d’un tabou sociétal. Suprême et Larry Clark ont une forte histoire commune car le photographe est toujours resté très proche de la marque et plus généralement de la communauté skateur. En 2015, à l’occasion des 20 ans de son film « Kids », Larry Clark et Suprême sortent une capsule issue d’images du film ainsi qu’à l’arrière du tee-shirt la phrase « Jésus-Christ, what happened ? ». Encore provocatrice, cette capsule met en valeur le mode de vie des skateurs, avec un cliché sur un vol dans un magasin, des jeunes fument un joint.
Suprême et le travail de Larry Clark sont donc intimement liés dans leur idéologie politique et artistique, du fait qu’ils incarnent tous deux un désir d’émancipation, avec la mise en avant de la communauté des « jeunes » et des « skateurs » à travers des clichés simples mais profonds de sens.
Larry Clark x Suprême 20th anniversary of Kids
Larry Clark x Suprême “Naked girl” et Larry Clark x Suprême “Teenage lust”
Enfin, nous pouvons aussi parler de la collaboration entre Suprême et les artistes Gilbert et Georges sortie en 2019. Cette collaboration reprend des œuvres phares du travail du couple d’artiste, puisqu’il intègre dans une série de hoodies, tee-shirts et
skatesles photographies issues du portique death hope life fear ainsi que la photographie death after life qui sont toutes issues de la série 1984 pictures. Encore une fois, la collaboration reprend des œuvres emblématiques du couple d’artistes. Ces photos représentent des allégories de la mort et de la peur à la manière de Gilbert et Georges : univers coloré, kitsch. Ce sont des assemblages de collages photographiques grotesques. Cette série inclut pour la première fois des gens que le couple prend en photo à leur insu dans la rue et qu’ils mettent dans leurs œuvres. L’univers burlesque mais grandiose de Gilbert et Georges se marie parfaitement dans le paysage photographique Suprême, qui aime mettre en avant les atmosphères dérangeantes des œuvres artistiques. La volonté de mettre en exergue cette série plutôt qu’une autre sur les items de la marque, est selon moi due à deux raisons. D’abord car ses œuvres intègrent des jeunes des années 1980, et d’autre part car il s’agit d’une des premières grandes séries du couple, figure majeure de l’homosexualité des années 1980 et qui constitue un exemple de l’émancipation des homosexuels dans ces années-là.
Provocation esthétique :
Aussi, comme nous l’avons vu, les collaborations Suprême sont souvent intentionnellement provocatrices. Le travail de Larry Clark et Nan Goldin, ont de nombreuses fois été liés à la controverse. Ainsi, on ne peut pas s’étonner de la collaboration entre le photographe Andrès Serrano et la marque en 2017 autour de sa série Immersions. Cette série photographique, très controversée, représente des objets religieux plongés dans un liquide constitué de sang et de sperme de l’artiste. Le fameux « Christ Piss » issu de cette série, a été une véritable icône du scandale contemporain. Souvent comprise à tort, l’œuvre a notamment été détruite en 2011 lors de son exposition à la fondation Lambert d’Avignon. Suprême sort donc en 2017 différents items reprenant la photo du Christ Piss et de la Maronna of the rock, ainsi que des divers vêtements avec la couleur du fameux liquide de la série Semen and Blood. La série Immersions est non pas une provocation explicite au catholicisme, mais bien une critique des idoles religieuses qui prennent une place plus importante que la spiritualité elle-même. Serrano, qui a grandi lui-même en suivant une éducation religieuse rigoureuse, est chrétien. Cette collaboration n’est donc pas significative d’un esprit anti-chrétien, mais elle exploite l’œuvre de Serrano comme un symbole de la censure, et donc de la provocation du conservatisme actuel, contre lequel, comme nous l’avons vu, Suprême s’est toujours opposé.
Dans un tout autre genre, Suprême sort une capsule avec le photographe Araki Nobuyoshi. Nobuyoshi est un artiste Japonais internationalement reconnu à la fois de par son immense prolifération photographique, mais aussi pour son univers photographique très particulier et notamment ses portraits de bondage érotique. C’est donc en novembre 2016 que sort la collaboration entre la marque américaine et l’artiste japonais. Un timing exceptionnel car une rétrospective Nobuyoshi avait lieu quelques mois plus tôt au Musée Guimet. Cette collaboration comprend une série de tee-shirts et de hoodies comportant une image de fleurs iconique du travail de l’artiste. Ces fleurs font évidemment référence à des sexes féminins, qui sont des allégories de la beauté et du désir. L’image de la rose, fraîche, tombante est une photographie très érotique, qui émane une certaine tension sensuelle, assez provocatrice. Pour sa campagne de promotion de la collaboration, Nobuyoshi réalise un shooting à sa manière, avec un modèle portant les vêtements de la capsule, prisonnier de bandage, et qui reprend donc ses anciennes séries.
Ensuite en 2017, Suprême sort une série de planches de skate en collaboration avec Cindy Sherman, l’une des artistes les plus célèbres et qui fait actuellement l’objet d’une rétrospective à la fondation Louis Vuitton. Cette petite collaboration comprend donc deux planches de skate illustrées de photos issues de sa série « Grotesques ». Cette série, assez particulière, mélange des objets liés à la sexualité et des aliments ou encore divers objets. Le rendu est déroutant, assez glauque quoique coloré, mais ce n’est surtout pas appétissant. Les deux clichés montrent ainsi ce qui semble être un jouet en sorte de pubis plongé dans des aliments et du ketchup, ainsi que des muffins étalés sur une plage avec divers aliments et bouillies, accompagnés d’une paire de lunettes de soleil qui reflète une figure de femme qui crie. Dans cette série, Sherman représente ce qu’elle appelle des « paysages de putréfaction » avec des textures et couleurs extrêmement riches. Ces scènes étranges explorent l’esthétique de l’horreur et de l’abject. Cette recherche d’un esthétisme qui dérange est aussi lié à Suprême, dans le sens où la photographie de la communauté de skate recherche plus à reconstituer la réalité qu’à l’embellir (cf. Nan Goldin, Larry Clark). Il n’est donc pas étonnant de voir l’artiste et la marque réaliser une petite collaboration autour de cette série.
En 2008, c’est avec la photographe controversée Marylin Minters que la marque conçoit trois planches de skate. Le travail de Minters est inspiré par la pornographie hardcore, domaine qu’elle documentera et sur lequel elle réalisera plusieurs séries, ce qui lui vaudra de sévères critiques de la part des féministes. La collaboration reprend des photographies typiques du travail de Minters : des photographies plus ou moins érotiques représentant des parties de corps de femme en gros plan. Le travail de Minters s’intègre bien dans la culture photographique de Suprême avec des clichés sombres qui illustrent bien cette notion de « provocation esthétique » que Suprême a développé.
En 2016, c’est avec l’artiste plasticien Suisse Urs Fisher que Suprême crée une série de trois planches de skate. Ces planches de skate, représentent toutes trois photographies d’une cigarette en train de se consumer de manière progressive. Ce travail, qui correspond parfaitement à une certaine forme de provocation esthétique typique des collaborations Suprême, est surtout caractéristique de la démarche artistique d’Urs Fisher qui s’intéresse aux objets quotidiens et notamment aux effets du temps sur les objets. La cigarette est donc une parfaite allusion du temps qui se consomme peu à peu. A noter ici que la démarche artistique est dépendante des trois planches de skateboards. Il est donc intéressant que Suprême mette en planche une véritable intention artistique sur l’entièreté de cette collaboration remettant encore ici en question le fait de savoir si ces objets issus de collaboration font partie intégrante d’un processus artistique et doivent être considérés comme des œuvres.
Enfin, la dernière collaboration photographique de la marque date de 2020, puisque Suprême s’est associé au photographe américain Joël-Peter Witkins pour une capsule. Cette collaboration comporte divers tee-shirts et hoodies. L’univers de Witkins aborde des thèmes comme la mortalité, le désir et la spiritualité à travers une imagerie sombre et surréaliste marquée par des événements tragiques qu’il a vécu étant jeune. Encore une fois, cette collaboration reprend des clichés caractéristiques de l’œuvre de Witkins avec l’impression de trois photographies évoquant son travail : « Sanitarium », « Harvest » et « Mother and Child ». L’ensemble des collaborations de ces décennies montrent que la marque s’est orientée sur de grandes figures de la photographie contemporaine, qui ont toutes à leur manière, une esthétique visuelle contestée mais qui abordent toutes des thématiques fortes.
Le modèle commercial de Suprême basé sur des collaborations permanentes a poussé la marque à mettre en avant des artistes contemporains dont le travail reflète directement ou indirectement « l’esprit Suprême ». Malgré un très large panorama photographique, ces collaborations forment une certaine cohérence artistique. Ce rapport entre une telle marque et la photographie contemporaine est unique et en tant qu’amateur de photographie, je ne peux que me réjouir de voir des figures de la photographie créer des pièces à prix « raisonnables ». De plus, ces collaborations interrogent fondamentalement le principe de travail photographique ; une pièce fait-elle partie aussi du processus de création artistique ? Peut-on collaborer avec tous les artistes ? Ces collaborations creusent de nombreuses pistes de réflexion qui sont, à mon avis, issues d’une nouvelle perception du médium photographique de la jeunesse.
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