Le pronom iel, encore méconnu du grand public avant 2021 et limité à un usage féministe et sensible à l’inclusion des personnes non-binaires s’est trouvé être le centre de nombreux débats et invectives, souvent infondées, depuis son entrée dans le dictionnaire du Petit Robert.
À cette occasion, nombre de réactions sont apparues, souvent plus de nature politique que grammaticale, au point qu’une proposition de loi a été déposée devant l’Assemblée nationale aux fins de voir interdire le pronom litigieux. Au centre de ce tumulte, la question toujours récurrente est celle de l’évolution de la langue et de son adaptation à un usage limité.
Pourtant, peu de commentaires ont envisagé cet événement sous le prisme des besoins qui ont présidé à son élaboration. En effet, si les critiques ont accès leur logorrhée sur l’absurdité du terme et sur sa contrariété avec les autres règles grammaticales, jamais n’ont-ils fait occurrence des réponses que ce nouveau mot apporte à nombre de problématiques de langue et d’identités, sauf à dégager d’un revers de la main la singularité de ces identités, souvent non-binaires.
Plus que de trancher la question du pronom iel sur laquelle tout le monde s’escarmouche, ces lignes se veulent être une prise au sérieux des éléments ayant sous-tendu à son apparition. Nous ne déciderons pas de la justesse et de la légitimité de ce mot, mais nous appelons à ne pas aboutir à un débat hors-sol, déconnecté des enjeux pratiques : il y a, derrière les gens qui l’utilisent, des personnes qui ne se reconnaissent pas dans une langue qui est pourtant la leur. Cela est un problème, qui appelle des innovations en guise de réponse.
La neutralité de genre, pas si nouvelle
D’emblée, il est à constater – et ce n’est d’ailleurs pas contesté – que la langue française, à tout le moins dans sa forme contemporaine, est régie par des règles grammaticales qui instituent une domination non équivoque du masculin sur le féminin, dont l’illustration la plus frappante est celle de selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin ».
À ce titre, comment expliquer à une classe de primaire, à qui l’on apprend quotidiennement l’égalité des genres, que si un groupe est composé de 99 filles et d’un seul garçon, la seule présence de ce garçon aura pour effet, dans la langue, de masculiniser l’ensemble du groupe ? La langue est un outil social qui illustre les principes d’une société et c’est pourquoi la langue, fort heureusement, évolue en permanence. Or, comment les inégalités sociales pourraient-elles cesser si la langue, outil premier d’une société, contribue à les enraciner dans le paysage ?
Cette supériorité linguistique n’a pourtant, il faut s’accorder sur ce point, rien de nécessaire ni de perpétuel. Au contraire même, on a pu observer dans l’évolution du français d’autres pronoms neutres, dont « iel » n’est qu’un exemple récent et polémique. Ainsi, dès 1894, Gaston Paris rédigeait un article intitulé « Le pronom neutre de la 3ème personne en français », dans lequel il faisait état de la spécificité de la langue française qui, bien qu’héritière du latin dont la neutralité pronominale était établie par « illud », a institué le pronom « il » comme marque du singulier et du neutre, comme en attestent les verbes impersonnels, qui ne se conjuguent qu’à la troisième personne au masculin : « il pleut ».
Ce choix n’est pourtant que contingent et Gaston Paris ne manque pas de dresser un panorama des langues étrangères et des dialectes régionaux, dans lesquels la neutralité existe : « es » en allemand, « el » en breton ou encore « ol » dans le Poitou et « o » dans le Poitevin ; en sorte qu’il conclut que « le nom. neutre el, plus tard al (au), ol (ou, o), a donc appartenu anciennement à tout l’ouest de la France du nord ; il ne paraît plus exister aujourd’hui ».
On ne manquera donc pas de souligner que, contrairement à ce que soutiennent les opposants au pronom iel, la neutralité de la langue française n’est en rien un débat contemporain et propre à une frange radicale qui voudrait saccager la langue au motif d’une plus grande inclusivité. Au contraire, le débat est ancien et il n’est aujourd’hui prégnant que parce que l’évolution de la société est mis en face d’un problème à régler. Or, quoi de pire à cet égard que de clore le débat avant même qu’il ne soit engagé, en proposant une loi « visant à interdire et à pénaliser l’usage de l’écriture inclusive dans les administrations publiques et les organismes en charge d’un service public ou bénéficiant de subventions publiques » ?
D’évidence, ce texte marque la crainte irrationnelle du débat et, plus encore, le renfermement d’un pouvoir politique qui, notons-le, n’a aucune prérogative en matière de langue. Il apparaîtrait bien plus constructif au contraire de comprendre pourquoi un tel pronom neutre a dû être institué et d’en débattre sereinement, plutôt que d’en appeler directement à la norme pour interdire son usage.
Le rôle descriptif et non normatif de cette entrée dans le dictionnaire
De toutes les critiques qui ont pu être faites à l’encontre du pronom iel, la plus récurrente est de toute évidence celle tirée du fait qu’il ne faut pas ériger en règle cette neutralité grammaticale, qui vient à rebours de toutes les autres règles. C’est d’ailleurs pour contrer un tel effet supposé qu’un groupe de députés a déposé la proposition de loi citée précédemment visant « à interdire et à pénaliser l’usage de l’écriture inclusive », englobant le pronom iel : il s’agit en effet, pour contrer une supposée normativité de cette entrée dans le dictionnaire, de légiférer : la norme combat la norme.
Pourtant, il est à rappeler que le Petit Robert n’a aucune fonction normative, mais simplement descriptive. En effet, seule l’Académie française, institution créée à cet effet, dispose du pouvoir de normaliser la langue française, ainsi que le prévoient ses statuts : « La principale fonction de l’Académie sera de travailler avec tout le soin et toute la diligence possibles à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences » (art. 24) et, à ce titre, « il sera composé un dictionnaire, une grammaire, une rhétorique et une poétique » (article 26).
Or, l’Académie a pu, à plusieurs reprises, affirmer sa réticence et son opposition très claire à l’usage de l’écriture inclusive et, a fortiori, d’un pronom neutre issu de la fusion des deux pronoms genrés il et elle, comme on le déduit de l’intervention de Madame Hélène Carrère d’Encausse, sa Secrétaire perpétuelle, reprise en guise de propos introductif à la circulaire du 5 mai 2021 relative à l’interdiction des « règles de féminisation dans les actes administratifs » :
« Au moment où la lutte contre les discriminations sexistes implique des combats portant notamment sur les violences conjugales, les disparités salariales et les phénomènes de harcèlement, l’écriture inclusive, si elle semble participer de ce mouvement, est non seulement contre-productive pour cette cause même, mais nuisible à la pratique et à l’intelligibilité de la langue française.
Une langue procède d’une combinaison séculaire de l’histoire et de la pratique, ce que Lévi-Strauss et Dumézil définissaient comme « un équilibre subtil né de l’usage ». En prônant une réforme immédiate et totalisante de la graphie, les promoteurs de l’écriture inclusive violentent les rythmes d’évolution du langage selon une injonction brutale, arbitraire et non concertée, qui méconnaît l’écologie du verbe. »
En d’autres termes, le Petit Robert n’a fait que définir un pronom qui, quoique faiblement, est usité dans la langue française. Cette action était nécessaire et n’importe quel lecteur, soucieux de comprendre un texte rédigé en langue française, doit être en droit, s’il se trouve confronté à ce pronom, d’en trouver une description. Aucunement le Petit Robert n’a pas donné par cette nouvelle entrée une légitimation de ce mot, cela relevant de la seule compétence de l’Académie qui, de par son refus implicite de suivre l’action du Robert, a condamné d’un aspect linguistique l’utilisation de ce nouveau mot.
Toutefois, si la norme linguistique proscrit un tel usage, il est à prendre en compte les besoins qui ont présidé à la création d’un tel pronom, l’usage étant toujours appelé par un défaut de la langue à décrire une partie du réel.
Abolir les inégalités genrées dans le langage
L’intérêt le plus crucial de ce débat paraît, plus que le terme en lui-même et les controverses qui l’accompagnent, les enjeux qui ont présidé à son apparition. À ce titre, doivent être distingués deux mouvements différents.
Le premier correspond à une considération féministe, liée aux inégalités de genres. En effet, il est constant que la langue française est une langue genrée : tout est soit féminin, soit masculin, y compris les objets : une chaise, un arbre, etc. La question se pose en revanche dans le cas d’une pluralité de sujets, appartenant à des genres différents. La langue a tranché la question par la règle du « masculin l’emporte sur le féminin », à savoir que tout groupe dans lequel existe au moins un masculin – et ce, quel que soit le nombre de féminins – devra être accordé au masculin.
Cette solution, ô combien inégale et clairement à l’avantage du masculin a été vivement critiquée à l’heure des luttes féministes. En effet, les inégalités de genres dans la langue ne sont, à cet égard, que le prolongement d’une philosophie sociale inégalitaire qu’il convient d’abolir.
Ces luttes ont ainsi proposé plusieurs réponses à ce problème, essayant de concilier égalité de genres et respect, au plus possible, des règles de langue en vigueur. Ce fut par exemple le cas de l’accord de proximité.
Le pronom iel est quant à lui intervenu afin d’échapper à cette masculinité jouant le rôle de neutralité dans le sujet. Pour mettre fin à cette querelle, le pronom iel est intervenu afin de gommer ce phénomène d’invisibilisation, au travers du pronom masculin–neutre, des identités féminines présentes dans le sujet. Ainsi, la prédominance n’est donnée ni à l’homme, ni aux femmes présentes dans ce groupe, chacun existant ainsi.
Si cette explication est particulièrement vraie pour le pronom iels au pluriel, elle n’est pourtant pas très convaincante s’agissant du pronom au singulier. En effet, dès lors que la personne est singulière, c’est-à-dire non incluse dans un groupe d’autres sujets, il y a lieu de conjuguer le verbe selon son genre : il ou elle. Dès lors, il faut admettre une seconde explication à ce nouveau sujet : celle liée aux normes de genres, notamment aux genres non-binaires.
Inclure dans le langage tout le spectre de genres
Le réel intérêt, outre abolir la suppression du masculin sur le féminin dans la langue, est d’y inclure tout individu, et ce quelle que soit son identité de genre. Naturellement, cette perspective est apparue récemment du fait de la prégnance des études de genre dans les sciences sociales et donc dans l’ensemble du champ sociétal. Or, la langue étant un outil social, il est naturel qu’elle se soit, elle aussi, emparée de ces questions.
Le problème se trouvait dans l’assignation genrée de chaque partie du réel. En effet, comme il a été vu, tout être, fut-il vivant ou non, est genré dans la langue française. Si la question demeure inintéressante du point de vue des objets inanimés, elle est cependant prégnante chez les sujets qui ne s’identifient à aucun des deux genres reconnus, à savoir masculin et féminin. Il s’ensuit qu’une telle personne non-binaire ne se retrouvait ni dans le pronom il ni dans le pronom elle. Si certaines langues ont pu trouver des solutions via d’autres pronoms (l’anglais ayant eu recours au pronom they pour dépasser le clivage entre he/she), le français s’est trouvé coincé puisque, même au pluriel, les pronoms se trouvent genrés à la troisième personne. Dès lors, la solution s’est trouvée dans la fusion de il et elle, ce qui donnait naturellement iel.
Cette nécessité d’un troisième pronom n’est pas qu’abstraite, comme nombre de commentateurs ont pu le dire, affirmant qu’il s’agissait là d’une invention futile et accessoire, résultant d’une fantaisie à tout prix inclusive. En réalité, il faut comprendre que la langue, outre son rôle d’outil de communication, a une fonction descriptive du réel. Ainsi Hobbes, dans son fameux ouvrage Léviathan, chapitre 4, avait-il pu, à très juste titre, affirmer que « il n’y a rien d’universel dans le monde, en dehors des dénominations ; car les choses nommées sont toutes individuelles et singulières ».
En d’autres termes, ce qui n’est pas nommé n’est condamné qu’à vivre pour soi et en soi, en dehors du groupe social qui ne reconnaît pas son individualité singulière. Et cette explication prend tout son sens dès lors qu’on en fait une application concrète : une personne non-binaire, c’est-à-dire dont l’identité est extérieure aux genres masculin et féminin, est toujours renvoyée à une identité qui ne lui correspond pas ; ainsi, cette personne ne peut pas se reconnaître quand on lui dit « elle » ou « il ». Et par là, c’est donc toute l’individualité, c’est-à-dire tout ce qui la caractérise comme personne à part entière, qui est refoulé et piétiné au motif de la sacralité de la langue et, in fine, c’est sa personne qui est invisibilisée.
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Semblent donc poindre désormais deux intérêts, qui devront être un jour conciliés : d’une part, la sacralité d’une langue que les institutions veulent à tout prix préserver, nonobstant l’essence évolutive d’une langue vivante et volontairement imperméable aux nouvelles études de genre ; d’autre part, les identités individuelles en présence qui ont le droit d’exister pour elles mêmes.
Sans tomber dans un extrême opposé consistant à normativiser chaque identité – ce qui serait impossible et ferait tomber la communauté dans un individualisme mortifère –, on s’étonnera toutefois de la violence des différents pouvoirs, qu’ils soient politiques (par la proposition de loi déposée par la majorité) ou linguistiques (par la condamnation par l’Académie), à l’encontre de ce mot et qui, jamais, n’ont pris en compte l’impact d’un tel discours sur les personnes en question.
La langue est une institution et il ne revient à personne de vouloir la réformer ou la garder entre ses mains, pas même l’Académie puisqu’elle est elle-même tributaire de l’usage. Mais en contrepartie, il ne revient de même à personne d’en exclure une partie de ses utilisateurs et de nier leur identité, qui plus est dans un discours d’une violence inouïe. Et en définitive, la langue étant d’abord un usage, il n’y aura pas lieu de s’étonner d’une défiance de plus en plus croissante envers une langue déjà complexe et surtout hermétique à tous les débats contemporains.
Une réponse sur « « IEL », CROISEMENT ENTRE NORMES DE GENRE ET NEUTRALITÉ GRAMMATICALE »
Bravo Monsieur SWIROG. Votre article complet fait preuve de recherches et de retenue. Vous n’êtes pas tombé dans le piège de la revendication à sens unique ou de la provocation mais au contraire dans une réflexion large et respectueuse nécessaire pour créer un débat raisonnable et productif pour l’avenir de notre société en pleine mutation.