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On n’y voit rien : réflexion sur l’oeil du spectateur

On n’y voit rien : réflexion sur l’oeil du spectateur

Dimanche, 14h30. Je quitte mon ami aux abords du métro de la place du Châtelet et traverse la rue  pour entrer dans le théâtre. Il me reste 30 minutes pour visiter les intérieurs avant de m’asseoir. Je fais rapidement le tour des points de vue tant que les gens ne sont pas encore assis, avant de m’avancer vers mon siège. J’ai pris une place au 1er balcon. Ce ne sont pas les moins chères mais pas non plus loin d’être les plus onéreuses. Je pensais en faisant cela consoler à la fois mon confort de spectateur et mon porte monnaie, trouver un juste milieu en tant qu’étudiant dans une institution bourgeoise telle que le théâtre du Châtelet. 

J’avais par exemple bien mesuré le fait qu’il ne fallait surtout pas se placer derrière une colonne mais je n’avais pas pensé que la personne à côté de moi l’aurait en plein dans le viseur et qu’elle se pencherait donc vers la droite à la recherche du spectacle, m’obstruant la vue. Ou encore que les gens du rang de devant se basculeraient en avant pour éviter la rambarde, si fine soit-elle, qui rayait le cadre de scène dans toute sa longueur et constituerait un nouvel obstacle.

1h50 plus tard, mal au cou. Je crois que je n’ai pas vu grand-chose et c’est dommage parce que dans Barbe-bleue de Pina Bausch, il n’y a pas de dialogue. J’ai pu bien écouter la musique de l’opéra de Béla Bartók et ai quand même pu voir quelques images : des feuilles sur le sol avec lesquelles les corps des danseurs dessinent ou encore des encoches sur les murs du château sur lesquelles les interprètes se suspendent et tiennent comme en lévitation, mais je reste sur ma faim.

Si je voulais optimiser les souvenirs de cette expérience, je dirais que mes voisins de rang m’ont recréé un cadre de scène. Peut-être même devrais-je y voir un parti pris de mise en scène où le public regarde le spectacle comme par le trou d’une serrure. On parle quand même d’une histoire de violences conjugales où Judith, nouvelle épouse du duc de Barbe-Bleue, désobéit à ce dernier en  enfreignant la seule interdiction qui lui était alors imposée : regarder. Je peux alors me dire que je fais partie de la narration, que je suis le témoin lointain d’une scène d’intérieur pas vraiment banale, qu’on n’aurait pas le droit de voir.

L’oeil du prince.

Cercle rouge : Siège d’où a été pris la photo.

Basé sur le conte de Perrault, Barbe-bleue est écrit en 1977. Il s’agit de la première pièce de Pina Bausch programmée à Paris, au Théâtre de la Ville. Aujourd’hui le théâtre est en rénovation, la ville de Paris l’a donc inscrite dans le programme Hors les murs qui vise à démultiplier les lieux de représentation au sein de la ville, incluant notamment le théâtre du Châtelet.

Pina Bausch est la figure incontournable de la danse contemporaine. Elle est à l’origine de ce qu’on appelle le théâtre dansé, où les mots sont mêlés voire souvent remplacés par les  mouvements du corps. La danse sert donc une dimension dramaturgique, ce qui entraîne l’utilisation d’un vocabulaire corporel particulier. La célèbre chorégraphe a toujours valorisé l’invention de gestes plutôt que le réemploi d’un répertoire classique. Les mouvements sont induits du corps de l’interprète et de sa relation avec les autres danseurs, mais on retrouve surtout des gestes non dansés, ou encore de la vie quotidienne. Des gestes au potentiel spectaculaire se dévoilent sous les projecteurs. Pina Bausch disait avoir passé son enfance à observer les gens, et c’est pour ça qu’elle les décrit si bien dans ses spectacles.

Alors qu’on décèle une inspiration plutôt populaire lors de l’écriture des pièces, les représentations semblent encore réservées à la classe bourgeoise. On sait que Pina Bausch a un style souvent décrit comme cinématographique et elle a notamment beaucoup travaillé avec la vidéo, comme avec le Café Müller ou sa collaboration avec Wim Wenders qui retranscrit son travail dans le documentaire Pina en 2011.

Alors parce qu’on y voit beaucoup mieux sur un écran qu’au premier Balcon côté jardin,  pourquoi est-ce qu’on continue d’aller au théâtre ?  L’idée n’est bien sûr pas de donner une réponse immédiate à ces questions mais plutôt de revenir sur l’historique des architectures du théâtre comme édifice et de voir que le modèle du théâtre à l’italienne n’a pas toujours été le meilleur endroit d’où voir la danse.

Dans le chapitre « In situ » du recueil Composer la danse, co-écrit par Yvan Chapuis, Myriam Gourfink et Julie Perrin, les autrices expliquent que « la danse occidentale a entretenu un rapport complexe aux lieux de représentation ». En effet, les ballets étaient autrefois réservés à la noblesse et avaient donc lieu dans des cours royales. C’est en 1661, avec la création de l’Académie Royale de danse par Louis XIV que la danse devient une profession et a donc des lieux qui lui sont propres. Les théâtres à l’italienne accueillent dès lors alors les représentations.

La danse classique suit donc les mêmes règles que la scénographie humaniste établie à la  Renaissance : De fortes lignes de fuite et des déplacements suivant les lignes de force.  La danse se compose comme un tableau que le public perçoit en perspective. Par contre,  impossible pour tout le monde de voir la même chose. On parle même de « l’œil du prince » pour désigner la place qui permet de voir la salle de façon symétrique et d’avoir le meilleur angle de vue, celui qui voit le mieux.

Après la représentation, vue d’une autre place bien mieux située que la mienne. ©Hugo Lacroix

L’organisation même des spectateurs établit donc un rapport de classe sociale. Les places les plus populaires étaient à l’origine par terre et debout. Aujourd’hui ce parterre a cédé la place aux sièges de l’orchestre, devenus très prisés. Les places les moins chères ont alors été déplacées dans le poulailler – partie la plus haute du théâtre et la plus éloignée de la scène. La salle du théâtre à l’italienne devient donc la scène du peuple bourgeois, où l’on vient plus pour être vu que pour voir. Il faut se rendre compte qu’à ce moment-là, les salles de spectacles restaient allumées durant la représentation. C’est d’ailleurs Wagner qui a été le premier à éteindre les lumières pendant ses opéras. Il faut dire qu’avant, on venait autant pour discuter que pour voir les gens danser. Il est donc surprenant de voir que ce modèle existe toujours. Dans une époque du commerce de  l’image où tout est à voir, tout se diffuse, il existe encore des lieux d’où on ne voit rien.

Il est selon moi important de se questionner sur les lieux du théâtre, de remettre en question non pas seulement le contenu d’une pièce mais la manière dont elle va être perçue. Des lieux comme le théâtre du Châtelet sont anciens (inauguration en 1862), et n’ont, en réalité, pas évolué depuis leur conception et leur configuration s’avère insuffisante pour les nouvelles créations qui, elles, bouleversent les formes académiques alors que des théâtres réellement situés hors de Paris comme la MC93 à Bobigny, la MAC de Créteil ou le théâtre Sénart appellent à une plus grande mixité sociale et à un renouvellement des propositions. Les salles sont conçues dans une logique égalitaire, où tout le monde voit, du moins un peu mieux que derrière de grandes colonnes dorées.

Pour la programmation « Hors les murs » que propose la ville de Paris, on est encore loin du théâtre populaire. Mais ne perdons pas trop espoir de voir l’héritage de Pina Bausch sortir un jour des grandes salles parisiennes car, depuis 2022, le chorégraphe Boris Charmatz à été nommé pour 8 ans à la tête de la troupe Tanztheater Wuppertal créée par la défunte chorégraphe.  Suite à sa nomination, le chorégraphe évoque déjà l’idée d’une pièce « hors scène », en plein air, comme il a pu en parler au travers de sa note d’intention sur son projet Terrain, qui consistait à utiliser l’espace urbain comme espace scénique :

« La ville contemporaine est face à des défis multiples, climatiques, sociétaux, urbanistiques,  esthétiques… [terrain] investit dans les actes des humains, dans leur mouvement, dans leurs gestes éphémères. [terrain] serait une institution-geste, une institution tenue par le mouvement. Un  « dance-ground ». Il faut imaginer une sorte de centre chorégraphique national sans mur, vert, ouvert et expérimental.  Les publics et les artistes sortent au froid, au vent, à la pluie, au soleil, au risque de l’air de la ville. Agglomèrent le mouvement des passants. Des usagers. Des végétaux et de tous les mouvements  non-humains qui habitent un espace de plein air. »

Terrain, note d’intention, 2019  https://www.borischarmatz.org/?terrain