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Naked Faith : une émancipation revendiquée par Gilbert et George

Par définition, l’émancipation correspond à une libération par rapport à toute forme d’autorité ou d’une domination. C’est l’idée de s’affranchir de quelque chose, par exemple de la société qui impose des interdits, des normes ou des contraintes. L’émancipation est un élément moteur de l’Histoire, elle a permis à des individus de se libérer et de devenir indépendants. Dans cet article, revenons sur l’analyse d’une photographie : « Naked Faith », réalisée par le célèbre duo d’artistes britanniques Gilbert et George en 1982. Elle fait 2 mètres de haut et 4 mètres de large, est composée de 32 panneaux. Elle est exposée au Musée Départemental d’Art Ancien et Contemporain d’Épinal (MDAAC) dans le département des Vosges.

Le duo d’artistes : Gilbert et George

Capture d’écran de la vidéo : Montrer le monde à travers la barbe » : Gilbert and George sur leur nouvelle exposition – YouTube

Gilbert Prousch (né en 1942 en Italie) et George Passmore (né en 1943 dans le Devon), ce sont rencontrés en 1967 à la St Martin’s School of Art de Londres. Gilbert a commencé ses études d’art en Allemagne et en Autriche, quant à George en Angleterre. Leur rencontre est un vrai « coup de foudre » l’un pour l’autre et depuis cette époque les deux complices sont inséparables, ils sont d’ailleurs surnommés « Les Dupont et Dupond de l’art contemporain ». Dès le début de leur carrière, ils réalisent des performances (ex : Gilbert et George, The Human Sculpture) avec des costumes d’hommes d’affaire sombres, le visage impassible, ils expérimentent ensemble des formes d’art vivants, leurs actes se transforment en oeuvre d’art. Ils n’apparaissent jamais l’un sans l’autre.

A partir des années 1990, ils ne se présentent plus seulement en costume mais abordent des poses nues, voire parfois trash (Naked Shit Pictures, 1994), ciblant la sexualité, les étrons et les fluides corporels. Les thèmes qui les inspirent ne s’arrêtent pas à la sexualité mais se regroupent aussi autour de la vie et la mort, de la jeunesse, des questions sociales, de l’argent, du racisme, de la violence et de la religion : ils ciblent des sujets d’actualité.

Les allusions à l’homosexualité sont nombreuses dans l’ensemble de leur œuvre. Leurs images sont à la fois comiques et tragiques, grotesques et effrayantes, mais surtout symboliques. Leur devise « Art for all » qui signifie « l’art pour tous » s’exprime dans chacune de leurs représentations. Les deux hommes sont très discrets sur leur sexualité, toutefois on sait qu’ils se sont mariés en 2008. Ils revendiquent être « deux hommes mais un seul artiste et une seule vie ».

« Nous voulions inventer un art qui s’adresse à tout le monde »

Gilbert et Georges

Tel est leur objectif au travers de leur travail. Leur but est par ailleurs d’aborder des sujets tabous de la société, selon eux il faut « interdire la religion et décriminaliser le sexe ». Frontale et sans détour, l’intensité de l’iconographie de Gilbert & George peut choquer. Des punks aux hipsters, des policiers aux marginaux, des gros titres de la presse aux petites annonces en tous genres, Gilbert & George explorent dans leurs séries le monde nu, tel qu’ils le contemplent.

Les années 1980 : la naissance de l’activisme homosexuel

Des événements ont lieu dans les années 1970 en Angleterre et vont engendrer la naissance de l’activisme homosexuel. Notamment les émeutes de Stonewall en 1969, le mouvement Punk et l’apparition du sida dans les années 1980 qui vont être à l’origine de la profusion de l’homosexualité dans l’art au XXème siècle. D’ailleurs dans les années 1970 les artistes homosexuels faisaient de plus en plus leur « coming out » car ils avaient cette envie de liberté et de reconnaissance.

Les émeutes de Stonewall : aux origines de la Gay Pride

Émeutes de Stonewall le 28 juin 1969
Capture d’écran de la vidéo : La Gay Pride, ça vient d’où ? – YouTube

En juin 1969, à New York, a eu lieu une descente de police au Stonewall Inn, un bar gay de Greenwich Village, qui a dégénéré en affrontements. Les client·e·s gays, lesbiennes, bi·e·s et trans fréquentant l’établissement refusent de se soumettre une fois de plus au harcèlement policier dont ils et elles étaient régulièrement victimes. Durant plusieurs nuits, des milliers d’homosexuels et les manifestants affrontent les forces de l’ordre, donnant naissance au mouvement gay contemporain, cet événement fut à l’origine des marches des fiertés LGBTQI+ actuelles.

C’est cet épisode que la Gay Pride commémore depuis : la première au monde a eu lieu le samedi 27 juin 1970 à Chicago, suivie de San Francisco et New York. En effet à cette époque, à New York, la plupart des bars gays sont tenus par la Mafia, caractérisée comme la seule organisation suffisamment structurée pour pouvoir contourner la loi, grâce à la corruption. Les descentes de policiers s’enchaînaient assez régulièrement. Le Stonewall Inn était l’un des bars les plus fréquentés, mais aussi l’un des plus critiqués par les homosexuels eux-mêmes : d’un côté les policiers les harcelaient, de l’autre la Mafia les exploitait.

Le mouvement Punk

C’est à cette même période qu’apparaît le mouvement Punk qui exprime la révolte de la jeunesse anglaise découvrant la crise économique. Incarnée par des groupes populaires, ce groupe attaque l’ordre social. C’est au départ des adolescents qui essayaient de se faire entendre en faisant de la musique. En effet, l’Angleterre des années 70 est fortement marquée par le chômage : dès 16 ans, l’école est finie et les jeunes se retrouvent sans emploi, ils ont peu accès a un travail. « No future for us » chantent alors les Sex Pistols dans leur célèbre « God save the Queen », pour dénoncer cette aberration. La société anglaise est marquée par la violence, à tous les niveaux, aussi bien institutionnelle que sociale. Face à cette violence généralisée le mouvement punk ne fait que répondre, sur le mode de la provocation. Ce groupe incarne la voix de la résistance et d’une forme de révolte. Leur principe est le « Do it yourself » (DIY), c’est-à-dire de tout faire soi-même : sa musique, son look et aussi sa vie. Donc ils sont en quelque sorte indépendants et veulent se détacher de la société. Ils sont à la recherche d’une émancipation de la société traditionnelle et conservatrice anglaise.

Le sida : la « peste rose »

Un troisième événement vient s’ajouter à ce contexte déjà assez mouvementé. Le début des années 1980 est marqué par le souffle de la libération sexuelle, mêlé d’insouciance. En 1981, le sida fait son apparition et c’est un vrai combat qui commence pour le monde entier. La presse parle de « peste rose » et considère que les homosexuels seraient punis par le cancer. C’est à ces moments là qu’on parle alors plus généralement de « cancer gay ». Les hôpitaux ne savent pas comment réagir devant la vague de patients qui afflue un peu plus chaque jour. Au départ, on peine à identifier les causes et le mode de transmission. Les victimes souffrent d’une grande stigmatisation et d’une vie écourtée, c’est la double peine pour les malades.

À la fin des années 80, les malades réclament une prise de conscience de la part de la société. La nouvelle ministre de la Santé prend alors deux mesures fondamentales : la vente libre de seringues pour limiter la contamination chez les toxicomanes et l’autorisation de la publicité sur le préservatif, seul moyen de prévention contre le sida. Ces mesures heurtent une partie de l’opinion. Plus de 25 ans après la découverte des premiers cas, l’épidémie de sida a ravagé des populations entières : 25 millions de morts dans le monde et 33,2 millions de séropositifs aujourd’hui.

On comprend alors que « Naiked Faith » s’est tissée dans un contexte particulier qui fait d’elle une œuvre d’émancipation. A l’heure où des communautés se révoltaient pour plus de droits et de liberté, d’autres quant à elles demandaient une reconnaissance et de l’aide : la période des années 1970-1980 est un véritable changement dans nos sociétés et dans l’art contemporain. Gilbert&George mettent le doigt sur ces sujets tabous et difficiles en les exploitant dans leur travail. Pourtant ces artistes ne cherchent pas tant à choquer qu’à dé-choquer : « ils ne font que donner à voir ce qui existe ».

Focus : Naked Faith


Gilbert & George, Naked Faith, 1982, photographie, musée Département d’Art Ancien et Contemporain d’Epinal Capture d’écran : https://www.pinterest.cl/amp/pin/374995106464661985/

Cette œuvre est composée de 32 panneaux, où apparaissent des personnages masculins ainsi que des fleurs apposées de manière symétrique aussi bien par leur taille que par leur couleur. La symétrie est organisée selon un axe central. Le personnage masculin central est nu, coloré de jaune. Aux extrémités de la composition : deux hommes sont en roses habillés avec un costume et une cravate. Ils se tiennent assez droits, rigides et ont l’air sûrs d’eux. Ces personnages sont en réalité Gilbert et George. Ils se tiennent debout et chacun devant l’une des deux fleurs jaunes. A côté de ces deux hommes figurent également deux figures masculines en noir et blanc. Celui de gauche regarde vers le haut, tandis que celui de droite cherche à enlever son tee shirt, on peut se douter qu’il veut imiter le personnage central. A l’arrière plan sur les côtés, on observe deux fleurs de taille et de couleur jaune, qui font écho aux personnages masculins en double. Les bords de l’oeuvre sont d’un bleu profond.

Dès le début des années 1980, les photographies des artistes deviennent des photomontages rectangulaires qui utilisent de nombreuses couleurs vives avec une grille de ligne noire, donnant un effet de vitrail. C’est le cas de l’oeuvre « Naiked Faith ». La composition de cette oeuvre peut évoquer celle d’un puzzle ou bien celle d’un quadrillage.

Cette photographie fait partie de la série Naked Faith (foi en la nudité). On peut voir à l’arrière plan des fleurs, symbole du sexe, de la délicatesse, qui incarnent l’espoir de vie. Le lys est également un symbole chrétien, il est celui de l’Annonciation, synonyme de pureté et de virginité. Les couleurs utilisées sont éclatantes et vives, elles s’inscrivent entre la peinture, le dessin et la photographie. 

Sont présentent ici les trois couleurs primaires (jaune, rouge, bleu) ainsi que le noir et le blanc. Ce qui par conséquent offre un ensemble visuel assez contrasté. Elles se répondent de façon très symétrique. La couleur rouge symbolise l’amour, le sang ou bien le sexe.

L’homme nu occupe la place centrale, la nudité est le point central du tableau. Les artistes prennent ainsi pour thème l’un des états les plus difficiles de l’homme : non qu’être nu soit difficile mais la nudité ramène l’homme à ce qu’il ne peut pas modifier. En effet, il peut très bien teindre ses cheveux, choisir ses vêtements, ou tatouer sa peau. Cela ne change rien au fait qu’il a un corps nu. Il est seul quand des critères cherchent à le rattacher à une image idéale, comme veut nous montrer la société dans laquelle on vit.

Des influences diverses : de la sculpture romaine au pop art

Apollon Sauroctone
Capture d’écran de la vidéo : [Louvre] Praxitèle, artiste de la Grèce Antique – YouTube

On remarque facilement la référence à la sculpture, particulièrement à la sculpture classique. Les personnes se situant aux extrémités du tableau se tiennent dans une position solennelle comme des colonnes, ils semblent être des « sculptures vivantes » qui représentent le bel idéal de l’art antique. En effet, la posture du personnage central évoque celle d’Apollon Sauroctone. Cette oeuvre romaine d’époque impériale est faite en marbre et elle mesure 1,49m. Elle a été sculptée d’après un original créé par Praxitèle, un sculpteur grec de la période classique vers 340 av. J.-C. Cette statue est aujourd’hui conservée au Louvre. On remarque un contraposto similaire le personnage centrale de la photographie de Gilbert&George.

Capture d’écran de la vidéo : Andy Warhol’s Marilyn Diptych: Great Art Explained – YouTube

On peut également retrouver dans l’œuvre « Naiked Faith » une influence au Pop Art. Ce mouvement artistique est apparu dans les années 1950, il atteint son apogée vers les années 1960, au moment de l’émergence de la société de consommation de masse. Le Pop Art est influencé par la publicité, les magazines, les bandes dessinées et la télévision. Ce mouvement utilise des couleurs vives, on retrouve cette caractéristique chez Gilbert et George et notamment dans « Nailed Faith », avec en arrière plan des fleurs très colorées. Andy Warhol est considéré comme l’artiste représentant de cette mouvance : dans ses représentations de Marilyn on retrouve le motif du quadrillage et des couleurs éclatantes.

Quelles formes d’émancipation ?

Cette œuvre marque une double forme d’émancipation. Dans un premier temps, ils abordent et se libèrent des sujets tabous de la société, en les exposant au public. Ils défendent et bravent les interdits dictés d’aujourd’hui, ils s’affranchissent des normes et des morales en revendiquant une sexualité libérée et assumée. Mais cette émancipation sociale se double d’une émancipation artistique. Ils sont réellement indépendants dans la façon de concevoir leur art et jouent sur des aspects duals qui ne se voient pas communément dans l’art. Ils marient à la fois l’aspect religieux reflété par l’utilisation d’un effet vitrail et la mise en scène d’une nudité clairement affichée pour l’homosexualité que toutes les églises condamnent.