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Persistance et limite du mythe d’Orphée

De la mise à l’écrit du mythe d’Orphée à aujourd’hui, cet article propose une analyse de la figure du poète mythique à travers les siècles et les médiums artistiques tels que la littérature, la photographie ou le cinéma. On y découvre de multiples interprétations.

Que n’ai-je encor la harpe thracienne, Pour réveiller de l’enfer paresseux Ces vieux Césars, et les ombres de ceux Qui ont bâti cette ville ancienne ?

Joachim Du Bellay, Les Antiquités de Rome

Réveiller l’être aimé, réveiller l’inspiration, réveiller pour sauver, ou réveiller l’histoire comme Joachim du Bellay sont des métaphores pour convoquer un passé manqué, regretté et idéalisé. La référence de ces vers est claire, « harpe thracienne », « l’enfer » : l’inspiration est directement tirée du mythe d’Orphée.

Remontant aux alentours du VIIème siècle avant notre ère, popularisé par Virgile ou encore les poètes de la Pléiade, le mythe d’Orphée devient un sujet de fascination et un topos de la littérature européenne. Même si la figure d’Orphée fait couler de l’encre pour ses diverses péripéties, il s’agit ici de se concentrer sur la tragédie dans le mythe, en relation avec l’être aimé, Eurydice. A titre de rappel : Eurydice après avoir subi la morsure mortelle d’un serpent rejoint les enfers. Orphée, son amant, poète au chant divin, se donne pour mission de retrouver sa bien-aimée en venant la chercher chez les damnés. Sa musique parvient à convaincre le peuple des enfers de rendre Eurydice aux vivants, à condition que sur le chemin vers le monde des vivants, Orphée ne se retourne pas vers son amante. Torturé par la tentation, ce dernier cède et se retourne, provoquant à jamais la perte d’Eurydice. Orphée, selon les versions, se laisse mourir de chagrin ou se fait tuer par les Ménades, jalouses de l’amour persistant du poète pour Eurydice.

Le personnage d’Orphée est emblématique de la figure du poète maudit. Il a échoué face à une seconde chance, condamné à la malédiction du regret et de la solitude. Ce sont entre autres ces aspects qui rendent la figure d’Orphée propice à l’identification au topos récurrent de la littérature et de la peinture. Dès le XVIème siècle, au prisme des vers de Du Bellay et Ronsard, Orphée est pris comme un exemple de qualité poétique et parfois symbole de l’inspiration. Par conséquent, cet épisode de la vie d’Orphée est sacralisé au point que le personnage se voit qualifié de « père des poètes » ou « poète divin ». C’est peut-être dans l’Enéide que débute cette « déification » d’Orphée qui, d’après les textes, continue à appeler le nom d’Eurydice après s’être fait couper la tête par les Ménades. Cette image est d’une force retentissante et symbolise directement la persistance et la puissance du chant du poète qui perdure au-delà de la mort. Ronsard le prend comme un exemple de qualité poétique qui doit être imité par tous ceux qui se veulent poètes. Chez Ronsard le poète est un créateur qui doit son pouvoir aux dieux, une sorte de surhomme exemplaire.

Si dans un premier temps le mythe d’Orphée est repris en tant qu’exemple pour les poètes classiques, il sera plus tard repris littéralement dans son sujet en tant que référence, se rapportant à l’élégie du poète en souffrance. C’est Lamartine, pleurant Elvire dans le Le Lac, qui souhaite retrouver dans les reflets de l’eau cristalline le visage de sa bien-aimée.

On parle véritablement de persistance du mythe d’Orphée pour sa capacité à traverser les siècles mais également à traverser les médiums artistiques. On reconnaît l’omniprésence du mythe dans la littérature et peinture occidentale comme avec les œuvres de Rubens ou Marc-Antoine Raimondi. La photographie s’en empare également et les adeptes du pictorialisme puisent volontiers dans le répertoire mythologique pour alimenter l’univers fantasmatique de leurs tirages. Au XXème siècle, Orphée inspire les artistes de l’audio-visuel et sera repris de différentes manières, de façon plus ou moins inspirée, dans le cinéma d’animation comme dans les séries télévisées.

Fred Holland Day, Nude youth with laurel wreath and lyre, seated on rock, vers 1903. Source : MetMuseum.

Dans un premier temps et de manière plus ou moins fine les épisodes de « sauvetage » héroïques, épiques dans la culture populaire, sont dans une moindre mesure comparable avec Orphée. Dans La Belle Au Bois Dormant par les studios Disney, Aurore est réveillée après plusieurs années de sommeil par le prince charmant. Le long songe d’Aurore est souvent associé à une expérience de la mort, annihilée par l’arrivée du prince qui se fait « Orphée » et qui sort la princesse de sa torpeur. Dans ce cas il pourrait s’agir d’un Orphée « réussi ».

Il est possible de pousser la métaphore plus loin dans le cinéma occidental. Jeff qui sort Salma (interprétée par Björk) du quotidien de son travail dans Dancer in the dark de Lars von Trier, ou encore l’inconnu dans Théorème de Pier Paolo Pasolini, qui pourrait être une version plus spirituelle d’Orphée. Le Visiteur s’introduit dans une famille où chacun de ses membres tombe sous le charme du bellâtre et voit sa vie complètement bouleversée. Il est possible ici d’établir une comparaison avec l’acte du sauvetage d’Eurydice, nonobstant son échec dans le mythe originel. Ici l’homme qui bouleverse les équations de vie des autres personnages de la maison transforme positivement chaque individu en les sortant en quelque sorte d’une mort sociale. Pasolini critique la rigueur et l’aspect morne de la bourgeoisie italienne des années 1960. Le Visiteur, qui est une véritable bombe à retardement, « réveille » les membres de la famille qui, chacun à leur tour et chacun à leur manière, vont détruire les codes sociaux de la bourgeoisie qu’ils incarnent. Le fils devient un artiste conceptuel, la fille s’adonne à des passions « décadentes » et la servante devient impie et magicienne. Si on pourrait dire qu’il s’agit davantage d’une transformation que d’un « réveil » au sens du mythe d’Orphée, il est possible de trouver une justification dans le titre même du film. Un théorème est un guide permettant de résoudre une équation, d’une certaine façon de la réaliser, de la révéler. Si le Visiteur est le théorème et la famille l’équation, alors le Visiteur n’a en rien altéré de l’essence des personnages, son rôle n’est que celui du facteur, du révélateur et enfin du sauveteur.

Terence Stamp dans le rôle du Visiteur, Théorème, Pier Paolo Pasolini (1968), capture d’écran de la vidéo : https://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19598908&cfilm=312.html

Pour se concentrer sur d’autres aspects du mythe, la scène du « retournement » d’Orphée, hormis dans la peinture, n’est que très rarement représentée. Il faut dépasser les frontières de l’Europe et chercher dans les œuvres du Japonais Hirohiko Araki.

L’auteur du manga Jojo’s Bizarre Adventure multiplie les références culturelles et mystico-religieuses issues du folklore occidental. Lors de l’arc intitulé « Diamond is unbreakable », nous assistons à une réécriture presque exacte du mythe d’Orphée lors de l’épisode 17, lorsque le protagoniste Jotsuke tente d’échapper au danger de la « Ghost Girl’s Alley » capable d’aspirer l’âme de celles et ceux qui se retournent dans la ruelle. Il est vrai que la ville de Morioh, théâtre du quatrième arc de Jojo’s Bizarre Adventure, est qualifiable d’ « enfer sur terre », une ville où sévit le vice répété et la briganderie. Le pouvoir que renferme la ruelle est capable d’aspirer l’âme de celui ou celle qui cède à la tentation de se retourner. Le lien se fait avec Orphée qui a cédé et se voit privé de son âme ; le roi des poètes se retrouve vide de tout but et énergie vitale après son retour des enfers, condamné à jouer en pleurant son souvenir.

Le rapport de dualité entre « monde réel » et « enfer » fait aussi partie des aspects du mythe qui ont inspiré les artistes. Le mouvement romantique au XIXème siècle en est l’instigateur et suscite de nouvelles inspirations pour les artistes qui se tournent vers des pratiques comme le spiritisme, la contemplation de l’obscur, le dénouement de la frontière entre le bien et le mal, mais aussi vers l’exploration de l’enfer. La voix du poète qui perdure après la tuerie des Ménades nourrit le fantasme de l’immortalité de l’âme qui demeure dans une réalité autre.

Dans la série Twin Peaks réalisée par David Lynch tout le mystère qui entoure le monde de la « Black Lodge » ou « Chambre Noire » donne une piste d’étude vers ce qui peut sembler être le lieu de l’immortalité de l’âme. Pour l’évoquer brièvement, la « Black Lodge » est un lieu annexe que l’on pourrait qualifier d’ « entre-deux » entre le monde des morts et le monde des vivants. Si l’on met en lumière la dernière saison de la série, on constate que la « Black Lodge » conserve un souvenir matériel des vivants qui se matérialise sous la forme d’alter ego indépendant de celui qui vit sur terre. Laura Palmer, malgré sa mort, est par exemple figurée par un « avatar » de la « Black Lodge » dans la série. Ce n’est pas le seul rapprochement entre l’œuvre de David Lynch et Mark Frost et le mythe puisque dans le dernier épisode de la série nous voyons l’agent Dale Cooper marcher dans la forêt, tenant derrière lui Laura Palmer par la main. Les deux avancent dans la même direction, scène très ressemblante et souvent comparée au retour d’Orphée des enfers. Dale Cooper incarnerait alors un Orphée dans la série. Dès le premier épisode, il tente de dénouer le secret de Laura Palmer et de sauver son souvenir, c’est l’agent secret-poète. A noter que l’agent Cooper est le seul personnage toujours vivant dans la série qui a pu accéder à la « Black Lodge » et en sortir comme Orphée et son séjour aux enfers. Tout cela rejoint l’idée d’Eva Kushner qui suppose que les poètes, à travers la figure mythique et la création poétique, ne cherchent pas seulement la clé d’une beauté esthétique mais peut-être celle d’une autre réalité. Le mythe d’Orphée est aussi un mythe de l’évasion dans un certain sens.

Sheryl Lee dans le rôle de Laura Palmer, Twin Peaks, David Lynch (2017), capture d’écran de la vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=269cG8oZc38&t=1295s

Au-delà des considérations existentielles le mythe amène au XXème siècle à un méandre de réflexions sur la place du langage. Un exemple parlant est celui de John Langshaw Austin qui traite de la performativité du langage, qui ne se veut pas uniquement descriptif mais aussi un moyen d’agir sur le monde.  La musique d’Orphée, souvent déclinée en « chant » et « poésie » peut aussi être transmutée vers une sorte de « parole sacrée » ou de « formule magique » ou envoûtante qui a vocation à activer un pouvoir sur l’autre. Un exemple serait le premier film de la saga Harry Potter dans lequel le personnage principal charme le chien à trois têtes afin d’accéder à la trappe gardant la pierre philosophale. Le chien à trois têtes est une référence à Cerbère qui garde la porte des enfers, la flûte est le « mot magique » qui permet de plonger le chien dans la torpeur.

Qu’il s’agisse de Pasolini ou de Lynch, ces références, adaptations et réécritures contemporaines utilisent le mythe d’Orphée dans un but didactique, afin de déployer un discours sur les rapports entre les êtres humains. C’est ainsi que le personnage d’Orphée est transformé en une figure à laquelle on peut s’identifier, ce qui tranche avec la conception ronsardienne du personnage.

Alors que le poète considérait Orphée presque comme un dieu, comme un exemple poétique transcendantal à suivre, les artistes du XXème tendent à désacraliser la figure du héro en dirigeant la représentation vers quelque chose de plus humanisé. Orphée dans les œuvres contemporaines est trivialisé, rendu prosaïque et démis du piédestal sur lequel il avait été placé par les classiques. Alors que l’on pourrait faire un reproche de « trahison » du mythe, il est là important de rappeler qu’Orphée, bien que figure idéalisée, suggère déjà une déconstruction du héros mythique traditionnel. Orphée ne représente pas le paroxysme du héros viril et guerrier tels que pouvaient l’être Ulysse, Achille ou Persée. Orphée ne combat pas, il accompagne le combat à l’aide de chants et se rapproche de la figure du druide ou du mage plutôt que de celle du guerrier. En parallèle, il est possible de lui refuser son statut de « dieu » ou « demi-dieu » en raison de sa faillibilité. Orphée, certes, charme le peuple des enfers, mais il échoue à relever le défi d’Hadès en cédant à la passion, comportement décrié comme typiquement humain dans la philosophie grecque. En figure prométhéenne, il commet le péché d’hybris et en voulant contourner les lois de la nature ne figurant ni dans le présent, ni dans le futur mais uniquement dans le passé. L’homme se retrouve déchu et dans un entre-deux entre le royaume des morts et des vivants, comme l’agent Dale Cooper qui lors de la dernière saison de Twin Peaks se retrouve dans le personnage de Dougie Jones, comme à moitié absent du monde des vivants.

C’est cette faillibilité typiquement humaine qui séduit les contemporains dans le mythe d’Orphée et qui sera représentée par des comportements très prosaïques prêtés au personnage. Orfi, dans la bande-dessinée Poema a fumetti de l’italien Buzzati, est un chanteur d’un groupe pop milanais, par exemple. Chez Calvino l’usage d’Orphée permet de remettre en question la vision de notre propre monde qui, dans le livre, est l’exact identique des enfers. Autant de versions du mythe qui nous amènent finalement à nous demander ce qu’aurait demeuré Orphée s’il ne s’était pas retourné.

Grégoire Suillaud