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Nancy, une capitale de l’Art Nouveau ? Se reconstruire après 1870

« L’Ecole de Nancy compte parmi les rares cas, en France, de vie artistique qui ait été relativement indépendante de celle de la capitale » – Jean-Michel Leniaud

L’Art de la Belle époque à Nancy a pour particularité un ancrage essentiel dans le contexte géopolitique de la fin du XIXème siècle. L’Art Nouveau, qui est une tendance globale, partagée par plusieurs pays d’Europe, se réclame d’une esthétique qui se veut moderne aux motifs abstraits. Si en considérant l’expression « Art Nouveau » se fige de facto dans nos esprits l’Hôtel Tassel à Bruxelles, la Sagrada Familia de Gaudi, ou le Castel Béranger dans le 16ème arrondissement de Paris, c’est avec négligence qu’on oublie le rôle crucial de la ville de Nancy dans l’épanouissement de ce mouvement.

La capitale lorraine s’est vue victime, ou gagnante, d’un accroissement démographique hors du commun après la défaite de Sedan en 1870. De nombreux habitants Alsaciens et Lorrains se réfugient à 20km de la nouvelle frontière franco- allemande, à Nancy. Très rapidement la ville se voit donner pour mission d’être la vitrine de « l’excellence française ». Il s’agit alors, pour les hautes autorités, d’investir et de valoriser cette ville frontalière afin d’y établir un semblant d’atelier artistique géant et polyvalent.

L’art Nouveau à Nancy est motivé par trois impulsions : l’ajout de nouvelles techniques et motifs, une volonté délibérée d’effacer la frontière entre arts dits mineurs et arts majeurs et plus discrètement, l’affichage d’un tout nouveau régionalisme.

Plusieurs artistes se réunissent alors au sein de la capitale lorraine. Parmi eux, on compte des pointures comme les frères Daum, Louis Majorelle, Victor Prouvé, mais aussi Emile Gallé. C’est au moment de l’exposition universelle de 1889 que les artistes lorrains se font un nom, événement au cours duquel Gallé se voit décerner le grand prix. Se crée ensuite, le 13 février 1901, l’Ecole de Nancy, ou Alliance provinciale des industries d’art, association présidée par Gallé. L’Ecole de Nancy, à laquelle on attribue souvent les expressions « l’art pour tous » et « l’art dans tout » tend à développer l’activité artistique de la ville au prisme, non seulement, de l’architecture, mais également de différentes pratiques ayant trait à l’artisanat. L’ambition est aussi de proposer un art populaire qui s’invite dans les habitations du peuple.

Le développement de l’industrialisation permet de produire en grande quantité des objets aux techniques novatrices et aux motifs originaux à destination du public. L’industrie nancéienne est alors mobilisée au service de l’art. Cette dynamique naît d’entreprises innovantes qui se donnent pour mission de participer aux arts décoratifs. Des investissements colossaux sont faits de la part de l’Etat, à l’instar des aides du Vosgien Jules Ferry, pour qui le développement de la Lorraine figure comme un enjeu politique essentiel.

Une genèse architecturale :

L’apogée de cette impulsion se situe dans l’architecture de la ville qui se trouve profondément modifiée. C’est Henri Sauvage qui introduit la première maison typiquement Art Nouveau, au toit pentu et à la dissymétrie totalement assumée. Il s’agit de la Villa Majorelle, achevée en 1902 et à destination du décorateur du même nom. Nombreux sont les artistes qui contribuent à l’édification de cette maison, parmi eux on compte Lucien Weissenburger, comme deuxième architecte, Francis Jourdain pour les peintures intérieures, Alexandre Bigot pour les céramiques de la rampe d’escalier, Jacques Gruber pour les vitraux, et Louis Majorelle lui-même pour la ferronnerie.

La prouesse d’art total que représente cette villa en fait un des chefs-d’œuvres de l’Art Nouveau et une véritable exposition par sa simple disposition architecturale. La vue de cette maison invite à scruter la façade dans ses moindres détails, détails qui sont tous étudiés minutieusement lors de la construction. L’intérieur transmet une atmosphère de cocon et de nature qui provoque la sensation d’être à la base d’un arbre massif, le bois étant un matériau récurrent dans le mobilier. La polychromie est de sortie et confère un aspect jovial et presque envoutant à l’édifice. Les grandes baies de la façade permettent de faire pénétrer la lumière et de compenser l’obscurité du bois, selon l’intention des artistes de l’époque qui souhaitaient créer des environnements lumineux propices au confort. On y trouve les tendances organiques de l’Art Nouveau parisien, notamment dans les détails des rampes d’escalier ou dans les meubles de bois. Se développent aussi des ornements qui transmettent l’idée du végétal par des lignes courbes suggestives ; ou, de manière plus illustrative, à travers le motif de la monnaie-du-pape qui est omniprésent dans la maison.

Il s’agit d’une œuvre d’un artiste, à destination d’un autre artiste. Cela implique alors une réflexion propre à la sensibilité des décorateurs de l’époque, de savoir comment aboutir à l’œuvre d’art la plus achevée, pour soi-même et pour le destinataire.

« Nous devinons la maison d’un artiste sensitif et affairé, au cerveau cultivé, à l’œil délicat, que le jugement d’autrui préoccupe peu et qui désire seulement vivre une vie propre dans une atmosphère élevée, intelligente et pure. »

– Ecrit Frantz Jourdain, père du jeune peintre du même nom.

Une esthétique originale est prônée, faisant de ce bâtiment l’un des plus artistiquement complets de l’Art Nouveau. La multiplicité d’artisanats mobilisés, caractéristique de l’Ecole de Nancy, concourt également à faire de cette architecture une œuvre d’art totale. L’égalité entre art mineur et art majeur est rendue visible quand on constate l’attention prêtée à chaque détail.

La Villa Majorelle fut la première maison de la longue série de créations dans l’esthétique Art Nouveau à Nancy. Les huit nouvelles pharmacies de la ville, construite à partir de 1902 (comme la pharmacie Rosefelder 12 rue de la Visitation), sont des exemples symptomatiques de l’Art Nouveau.

Façade de la Villa Majorelle (avant rénovations), source : pxhere

L’art Nouveau à portée de main

De concert avec l’architecture, se multiplient les créations d’objets tels que les lampes, les commodes, les vases ou les fauteuils qui arborent parfois des symboles régionaux. De nouvelles techniques et matériaux sont employés. Les frères Daum ont su, grâce au développement de leur industrie, tirer parti du secteur de la verrerie en produisant à la chaîne des objets minutieux. Entre 1891 et 1914 ce sont 3000 modèles différents qui sortent de leurs usines. Les frères Daum ont perfectionné leur maîtrise du verre en y appliquant de la marqueterie et de nouveaux types de gravures comme la gravure à l’acide ou à la roue. On voit aussi apparaître un usage original du verre dans certaines créations de Gallé. C’est le cas de la coupe Rose de France, dans laquelle l’artiste superpose différentes couches incrustées de motifs préalablement insérés dans la masse en fusion. Cette technique nécessite une précision hors du commun dans la manipulation du verre, technique qui est par conséquent très difficilement reproductible. Pour en savoir plus sur Emile Gallé et sa verrerie, n’hésitez pas à consulter notre article Emile Gallé, poète et verrier.

Vase de la coupe Rose de France, capture d’écran de la vidéo : https://youtu.be/i0P6vXE_tKs publiée le 14 avril 2021

Le grand atelier artistique qu’était la ville de Nancy est aussi le théâtre de la circulation de nouveaux motifs d’inspirations multiples. L’ouverture du Japon à l’occident en 1854 est encore très récente à l’époque et donne lieu à une kyrielle de motifs floraux, ou de créatures aquatiques, qui ne sont pas sans rappeler les carpes de la manga d’Hokusaï. De la même manière, l’Art Nouveau puise sa source dans l’art populaire russe, mais aussi dans l’art oriental. Emile Gallé propose par exemple des vases s’inspirant de l’art islamique, reprenant le répertoire animalier et guerrier persan de la dynastie Seldjoukide.

Un des caractéristiques propres aux artistes de la région est d’accompagner leur création de références explicites à l’histoire de la Lorraine, selon un régionalisme que l’on appelle aussi « lotharingisme ». Il s’agit d’une tendance propre à la région qui, à l’époque, s’accompagne souvent d’un sentiment germanophobe, tensions engrainant une rivalité qui éclate pendant la Grande Guerre. Contrairement à l’architecture, c’est à travers des créations de taille modeste que ces symboles apparaissent et qu’une critique de l’occupation allemande peut s’établir de manière limpide. Les œuvres d’Emile Gallé, artiste militant, se situent à la confluence des nouvelles techniques artisanales et des motifs résurgents de la Lorraine traditionnelle. On le retient pour ses sculptures et meubles au caractère très original, parfois bizarres et déroutants qui laissent entrevoir des croix de Lorraine, avec lesquelles il signe ses créations. Son œuvre le vase à la gangue épaisse, d’une translucidité époustouflante, affiche des motifs d’alérions et de chardons ; des symboles régionaux lorrains qui témoignent d’une attache fortement soudée au territoire.

Gallé suggère de manière plus illustrative encore, une opposition entre Allemands et Français dans son meuble Le Rhin, réalisé en collaboration avec Victor Prouvé et Louis Hestaux. La marqueterie de bois du plateau indique un affrontement entre Gaulois à gauche, et Germains à droite. La scène est séparée au milieu par un vieil homme, allégorie du Rhin et fleuve protecteur de la frontière franco-allemande. Le traumatisme de la défaite de 1970 se retrouve dans la production artistique, à la même époque où la tendance politique française, suivant l’idée de la construction des nations, cherche à essentialiser son territoire dans une présence gauloise. Il s’agit d’afficher le combat entre Allemands et Français comme une querelle ancestrale demeurante dans l’actualité de l’époque, en insistant sur l’idée de frontière.

Si l’on a tendance à cantonner les artistes de l’Ecole de Nancy au lotharingisme et à la rivalité franco-allemande, ce n’est pas la seule ambition d’Emile Gallé. Le verrier tient à cœur un engagement politique qui dépasse même les frontières françaises, n’hésitant pas à prendre parti pour des causes internationales. La commode Le Champ du sang dénonce les violences commises en Arménie par l’Empire Ottoman. Sur le panneau de droite, l’Empire est allégorisé dans la marqueterie par la présence d’un croissant de lune qui flotte dans les airs et se reflète dans une mare de sang. La souffrance des Arméniens est figurée sur le panneau central, à travers la représentation des tulipes qui plient sous le vent impétueux de la répression. Le meuble lui-même a pour essence de bois l’abricotier, arbre national de l’Arménie, symbole qui est cher à Gallé.

Marqueterie du panneau de droite du meuble Le Champ du Sang,
capture d’écran de la vidéo : https://youtu.be/i0P6vXE_tKs publiée 29 février 2020

Gallé est l’exemple même qui nous permet de qualifier l’art de Nancy d’art populaire. Un art populaire d’abord, selon la vocation de « l’art pour tous », qui implique des créations artistiques produites en masse et accessibles à tous, mais aussi un art porteur de revendications politiques dans les arts mineurs, « l’art dans tout ». L’idée « populaire » de l’art de Nancy reste néanmoins à nuancer, dans la mesure où la production à grande échelle de meubles d’art locaux fut soldée par un relatif échec. Il n’est cependant pas rare de voir l’industrie s’emparer de motifs Art Nouveau, tel que dans la création de papier peint. Les artistes, quant à eux, ne sont plus à l’initiative de cette production et choisissent le petit artisanat plutôt que la production en série.

« Je suis désespéré. Les tâches sont innombrables. La multiplicité des détails m’écrase, je sens le temps qui s’écroule comme si mon sang s’en allait. »

Ce sont les mots d’Emile Gallé, dans un état de détresse face à l’accumulation de travail. Ambitieux et acharné, il orchestre dans les moindres détails et au prix de sa santé l’exposition universelle de 1900. Après sa mort en 1904, c’est Victor Prouvé qui prend la tête de l’Ecole de Nancy.

Peu à peu de nombreux artistes choisissent le pli de l’Art Déco, c’est le cas de Louis Majorelle ou d’Henri Sauvage, faisant s’éteindre progressivement les derniers souffles de leur mouvement d’adoption. L’Art Nouveau, et, de surcroît l’art de Nancy a peiné à obtenir une reconnaissance. Ce n’est qu’après les années 1980 que l’on apprécie les courbes monumentales et les motifs polychromes de l’époque, redécouverte dont l’apogée se situe dans une grande exposition lors de « l’année de l’Ecole de Nancy » en 1999. Les artistes nancéiens ont un rayonnement puissant qui s’étend jusqu’à Paris, au prisme de constructions importantes comme le Café de Paris, avenue de l’Opéra. C’est aussi un art qui dépasse largement les frontières pour s’étendre à Londres, Francfort, ou encore Chicago.

Ouvert au public en 1964, le musée de l’Ecole de Nancy est l’occasion de redécouvrir d’innombrables œuvres d’une grande diversité qui sont mises en situation dans l’atmosphère de l’époque. C’est également le cas de la Villa Majorelle, musée grandeur nature, qui, après de longues périodes de rénovations, rouvre ses portes au public. Il est dès lors possible d’inspirer le souffle mythique et ancien de l’Art Nouveau nancéiens, ou de se mettre dans la peau d’un Louis Majorelle en 1902.