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Culture & Arts

Emile Gallé, poète et verrier

Antonin Deum et Louis Majorelle, Monnaie du pape, 1903, lampe en laiton et verre, Bruxelles Musées Royaux des Beaux-Arts

L’Art Nouveau est un courant artistique qui éclot en Europe au tournant du XXe siècle. Ses visages et ses noms sont multiples (Sécession, Jugendstil, Liberty…), mais toutes ses manifestations se rejoignent dans l’aspiration à la création d’une Gesamtkunstwerk – une œuvre d’art totale, fonctionnelle et décorative, qui serait présente « partout et pour tous ». Il touche tous les domaines artistiques qui entrent en résonnance les uns avec les autres : architecture, sculpture, peinture et arts décoratifs. L’art de la verrerie occupe une place importante dans cette dernière catégorie aussi vaste qu’arbitraire. Il a connu de nombreuses avancées au cours du XIXe siècle en France, grâce aux progrès de l’industrie et aux recherches d’artistes pionniers comme René Lalique (joaillerie), Jacques Gruber (vitraux), les frères Daum ou bien Emile Gallé (1846 – 1904).

Jacques Gruber, Vitrail de la véranda La Salle (détail), v.1904, verre polychrome à plusieurs couches, Nancy Musée de l’Ecole de Nancy

Son œuvre s’inscrit dans le contexte de l’Ecole de Nancy qu’il fonde en 1901. Elle a pour but de diffuser un style original par l’enseignement des métiers d’art et la mise à disposition de nombreuses ressources (œuvres au musée, ouvrages à la bibliothèque) : cette main-d’œuvre qualifiée fraîchement formée s’oppose à la médiocrité technique de la production sérielle des usines. Mais une communauté de création existe dans les faits bien avant la naissance officielle de l’association. Nancy connaît en effet une forte croissance démographique, industrielle et économique depuis la fin de la guerre franco-prussienne de 1870 : l’annexion de l’Alsace-Lorraine au territoire germanique à la suite de la ratification du traité de Francfort en 1871 pousse les Français à émigrer en Moselle libre. Nancy, ville-frontière, devient un foyer régional très attractif. La bourgeoisie fortunée est à la recherche d’un art apte à exprimer sa distinction : la prospérité régionale et la réussite sociale des propriétaires sont exposées sur les façades érigées notamment par Lucien Weissenburger. Les intérieurs ne sont pas en reste et les collaborations artistiques fleurissent pour créer des ensembles harmonieux, pensés dans leur globalité depuis les meubles jusqu’aux textiles, en passant par les poignées de portes – et même parfois par les vêtements. Le verre occupe une place de choix dans ces décors : les vitraux et les abat-jours jouent avec les différentes sources de lumière, naturelle et électrique ; les vases sont exposés dans des vitrines elles-mêmes très travaillées.

Emile Gallé, Mon cœur y a regret. Petit plat rond du service de table Allégories, 1884, faïence, émail, décor polychrome, Bruxelles Musées Royaux des Beaux-Arts

Nancy possède en effet une longue tradition régionale de maîtrise technique dans les arts de la terre et du verre. Emile Gallé s’inscrit dans un premier temps à la suite de son père qui lui a appris le métier : il pratique la faïence et s’inspire des styles historiques, XVIIIe siècle et art islamique en tête. Ces influences marquent durablement son œuvre : il s’inspire des techniques de la céramique pour travailler le verre dans la masse, développe son goût pour les courbes naturelles du rocaille et s’intéresse à l’émail. 

De gauche à droite
Emile Gallé, Magnolia Grandiflora 1889, verre multicouche dégradé er martelé, Bruxelles Musées Royaux des Beaux-Arts
Vase parlant aux têtards, cristal multicouche et décor gravé et appliqué, 1900, Musée de l’Ecole de Nancy

Gallé se détache progressivement de ces « néo-styles » (gothique, Renaissance, etc) afin de mieux affirmer sa passion pour la faune et la flore au travers d’un répertoire naturel fourni qu’il cueille sur les arbres en fleurs (magnolias) et puise au fond des étangs (têtards). La branche qui se déploie sur la panse du vase magnolia Grandiflora n’est pas sans rappeler celles qui habitent les estampes japonaises circulant abondamment entre les mains des collectionneurs et sur les pages de revues spécialisées comme Le Japon artistique.

Mais c’est peut-être dans le renouveau des techniques du verre que le talent de Gallé se distingue le plus. Il substitue la polychromie à la transparence traditionnelle : les couleurs sont vives ; les nuances, innombrables, se démultiplient encore par les jeux de lumière sur les parois tantôt opaques, tantôt translucides. Il rejette les surfaces lisses ou régulièrement taillées en facettes au profit d’un travail en pâte épaisse texturisée qui se rapproche de la sculpture : les couches de verre superposées sont creusées pour dégager des motifs en réserve à la manière des camées (Magnolia Grandiflora), et des appliques en relief font surgir des formes de la matière (Hippocampe). Les parois sont parfois craquelées ou bullées (La pluie au bassin fait des bulles, 1889, Nancy) ; le métal rehausse le verre par des surfaces irisées (Fonds marins) ou des inclusions de traînées de feuilles d’or (Sans titre). Des incrustations marquent des détails infimes mais concrets qui confèrent une vie à l’ensemble, telle une perle d’opale incarnant le bouton d’une fleur (Orchidée).

De gauche à droite (détails), Emile Gallé, Bruxelles Musées Royaux des Beaux-Arts
Sans titre, v.1890
Hippocampe, 1901
Orchidée, v.1900
Fonds marins, 1901

Gallé est un remarquable technicien qui dépose un nombre considérable de brevets afin de protéger ses innovations, comme la marqueterie (1898) qui permet de créer des décors par incrustation dans la masse de morceaux de verre colorés préalablement préparés (Roses de France). Enfin, les formes extrêmement variées s’accordent avec le décor au bénéfice de l’unité de la pièce : elles rappellent des tiges de plantes (Vase « Heracleum », 1900, Nancy) ou bien des gouttes d’eau (La pluie au bassin fait des bulles).

De gauche à droite
Emile Gallé, Musée de l’Ecole de Nancy
« Roses de France », 1901
En collaboration avec Victor Prouvé, Vase « Les Hommes noirs », 1900

Ces œuvres sont remarquables par leur symbolique raffinée au-delà de leur intérêt matériel. Gallé tisse des liens entre l’art et la littérature en gravant sur le verre certaines strophes des poèmes de Victor Hugo ou Théophile Gautier. Le Vase aux têtards appartient à ces « verreries parlantes » ; sur le col et le pied s’étale la prose de Gautier, « Aux fossés la lentille d’eau, De ses feuilles vert de grisées étale le glauque rideau ». La tonalité poétique, parfois mystique, s’efface dans certaines pièces au profit d’un engagement politique plus concrètement inscrit dans le monde contemporain, exprimant les idéaux de Gallé. Comme beaucoup d’autres artistes nancéiens, il s’insurge contre la perte de l’Alsace-Lorraine et réaffirme la véritable appartenance du territoire à la France (Roses de France). Le vase « Les Hommes noirs » dénonce l’injustice de la condamnation de Dreyfus. Les paroles du pamphlétaire Pierre-Jean de Béranger inscrites sur la panse critiquent les détracteurs du capitaine, ces « Hommes noirs » (juges, militaires, prêtres) : « Hommes noirs d’où sortez-vous ? Nous sortons de dessous terre ». 

Gallé fait ainsi de ses verreries des œuvres d’art à part entière, union de la matière et de la poésie, de la maîtrise du verre et des vers. Leur processus de création aboutit à des conceptions symboliques, idéologiques et techniques complexes abolissant la frontière entre les arts majeurs (beaux-arts) et les arts mineurs (décoratifs).