Points de vue féministes : Les Monologues du vagin, d’Eve Ensler
La sexualité féminine, loin d’avoir bravé tous ses tabous, est pourtant en 2021 un sujet qu’il est de plus en plus normal d’aborder. En effet, la génération d’après #MeToo a souhaité faire émaner quelque chose de positif de la libération de la parole qui avait eu lieu : montrer que s’il est important de parler de toutes les violences sexuelles, il faut également créer un discours qui mette en avant l’existence d’une sexualité joyeuse, libérée des injonctions. Aujourd’hui, les sources d’informations abondent en matière de sexualité, de plaisir, et notamment de plaisir féminin. Nous disposons d’une ribambelle de pages Instagram dédiées au sujet, de nombreux livres mettant en avant une sexualité moins phallocentrée, et nous disposons même d’une rubrique sexo dans Le Tote Bag. Le sexe est toujours politique, cependant ce thème s’est démocratisé ces dernières années. Mais avant tout cela, il y a eu Les Monologues du Vagin.
D’abord une pièce de théâtre montée pour la première fois en 1996, ce texte est aujourd’hui un classique du féminisme contemporain, traduit dans quarante-six langues et joué dans de nombreux pays. Eve Ensler est allée interviewer des femmes dans le monde entier, en leur demandant de parler de leur vagin. Combinées par l’autrice, ces différentes paroles forment ensemble Les Monologues du vagin, une oeuvre jouée souvent par des comédiennes non-professionnelles qui interprètent des mots et des expériences liées au sexe féminin.
Avec humour, tendresse et gravité parfois, Eve Ensler interroge : « Si votre vagin était habillé, que porterait-il ? », « Si votre vagin pouvait parler, en deux mots qu’est-ce qu’il dirait ? » ou encore « Votre vagin, il sent quoi ? ». « Rien, d’après ce qu’on m’a dit. » « Quelque chose entre le poisson et le lilas. » Différents rapports à l’intimité se confrontent : il y a par exemple cette femme qui a appris à aimer cette partie de son corps grâce à une rencontre avec un certain Paul, l’homme qui aimait les vagins. Des rapports plus compliqués sont aussi contés, à travers des sujets plus graves comme les examens gynécologiques : « Mon vagin est en colère. […] «Décontractez-vous, décontractez votre vagin.» Mon vagin est pas fou, il est malin, il sait ce qui l’attend – «Décontracte-toi, qu’on puisse t’enfoncer un bec de canard glacé.» Ça va pas, non. Un examen, un examen vaginal ? Moi, j’appelle plutôt ça une mise à mort du vagin, oui. »
En abordant les thèmes de la pilosité, des premières règles, des examens gynécologiques, des mutilations génitales, du viol, mais aussi de plaisir, des gémissements, ou encore des sextoys, tous ces témoignages participent à la création d’une parole collective à partir d’expériences individuelles. Cette recette est utilisée encore aujourd’hui dans de nombreuses luttes : il s’agit de créer une identité commune pour la transformer en force de protestation.
Dans cette idée, le vocabulaire est crucial car toute lutte commence souvent par le fait de nommer ; Eve Ensler s’explique sur son choix du mot vagin : » « Vagin. » Voilà, ça y est, je l’ai dit. « Vagin » — je le redis. […] Je le dis parce que c’est un mot indicible — un mot qui provoque l’angoisse, la gêne, le mépris et le dégoût. Je le dis parce que je crois que ce qu’on ne dit pas, on ne le voit pas, on ne le reconnaît pas, on ne se le rappelle pas. Ce qu’on ne dit pas devient un secret et les secrets souvent engendrent la honte, la peur et les mythes. » Le mot est ainsi choisi pour parler dans la pièce des tabous relatifs au sexe féminin. Parce que finalement, le vagin c’est « un peu comme le Triangle des Bermudes : personne n’en revient jamais pour vous en parler ».
Ce mot nous semble un peu désuet aujourd’hui, puisqu’il ne désigne qu’une partie du sexe féminin, on le trouverait presque trop simple, trop évident. Le mot subversif pour désigner un sexe féminin serait plutôt « vulve », qui prendrait en compte une plus grande partie et définirait avec plus d’exactitude ce qui dérange, ce qui est différent, jamais vraiment regardé, haï parfois, bref, tabou. Vagin n’est donc pas toujours utilisé dans son sens exact au cours de la pièce, et se réfère plus souvent au sexe féminin dans son intégralité.
Cependant, le choix du titre semble pertinent au vu de la censure que connaît le mot vagin à l’époque, preuve qu’il dérange : « Ils ont tout fait pour censurer le mot dans la communication, là où passaient Les Monologues du vagin : dans la pub des grands quotidiens, sur les affiches, sur les billets, sur les enseignes des théâtres, sur les répondeurs où une voix disait seulement Les Monologues ou Les Monologues du V. » Rappelons nous également du mot « va-jay-jay » inventé par Shonda Rhimes en 2005, show-runneuse de la série Grey’s Anatomy, pour contourner la censure du mot « vagina ». N’en déplaise à certains, vagin est prononcé 123 fois dans la pièce.
Sur le papier, Eve Ensler s’est entretenue avec plus de deux-cents femmes cisgenres de toutes origines, religions, âges et nationalités, afin d’obtenir une identité multiple et représentative des femmes. L’objectif était de créer un texte universel qui pourrait être interprété par n’importe quelle comédienne et dans lequel n’importe quelle spectatrice pourrait se retrouver. Les Monologues du vagin s’apparentent ainsi à ce qu’on pourrait appeler une politique d’identification : les femmes se rassemblent autour d’une expérience commune. Cependant, la dimension universelle de la pièce est à nuancer, car il ressort du texte une représentation majoritairement occidentale.
De plus, la pièce oublie toutes les personnes transgenres, qui pourraient pourtant apporter une vision très différente concernant leur rapport à leur corps. Lorsque Eve Ensler dit avoir interviewé des femmes, elle ne précise pas que toutes ces femmes sont cisgenres (dont le genre assigné à la naissance correspond au genre ressenti). Dans cette politique d’identification féministe qui passe par les organes génitaux, on trouve un très grand risque d’exclusion des personnes trans de la lutte féministe, qui s’appelle la transphobie. Mais finalement le fait qu’un homme trans (assigné femme à la naissance) puisse avoir un vagin constitue un tabou bien plus grand, que la pièce à cette époque n’a pas su affronter (il était déjà difficile de dire vagin…). On pourrait néanmoins souhaiter aujourd’hui une actualisation de la pièce, afin qu’elle soit plus inclusive, en y ajoutant d’autres monologues.
Je vous conseille bien sûr de lire, écouter ou voir Les Monologues du vagin, mais gardez à l’esprit une distance critique. Il ne s’agit pas de dire que c’était une autre époque et que le tabou du vagin n’existe plus, car bien au contraire il est toujours d’actualité mais dans une mesure très différente de lorsque la pièce est sortie : les tabous eux-aussi s’actualisent et se transforment.