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Littérature

Le Weekly Manga : Spirale par Junji Itō

Alors que la réédition intégrale du célèbre manga d’horreur de Junji Itō Spirale (1999) a vu ses stocks s’écouler à toute vitesse en mars dernier, les éditions Delcourt/ Tonkam ont relancé les impressions pour le mois de mai afin de satisfaire les amateurs d’horreur.

Tout au long de notre lecture, balisée en 19 chapitres (et d’une histoire spéciale), la petite ville de Kurouzu devient le théâtre de phénomènes étranges; des spirales de toutes sortes prennent possession des lieux et de ses habitants. L’histoire nous est contée par le personnage de Kirié Goshima, une lycéenne dont la voix est tant celle d’une observatrice que celle d’une narratrice omnisciente. 

Spirale légitime ce statut de mangaka culte auquel est érigé Junji Itō dans la communauté otaku, et pour cause : bien que le contenu soit évidement graphique (je déconseille de manger des escargots et autres bigorneaux avant d’y jeter un oeil), il dispose d’une grande finesse d’écriture. La spirale n’est pas juste un gimmick visuel, elle sert une multitude de propos et de réflexions autour de thèmes comme l’obsession du regard d’autrui, l’impossibilité de sortir de la pauvreté ou encore la répétition des schémas familiaux. Ainsi le.a lecteur.ice se retrouvera happé.e à son tour et ressortira épuisé.e et conquis.e par son expérience. 

Ma lecture de Spirale a été particulièrement éprouvante et je ne m’en plaindrai jamais. Je ne suis pas friand.e d’horreur, mais le dessin de Junji Itō sait esthétiser le gore. Les corps se tordent, se contorsionnent, finissent par se briser, ou disparaître dans des histoires toutes plus terribles les unes que les autres. Pourtant, il est difficile de se détourner des pages tant le mangaka parvient à redoubler d’inventivité. Il est assez ironique de parler d’hypnose pour une oeuvre comme celle-ci, mais je peux vous dire que lorsque je lisais Spirale dans un train qui accumulait les retards alors que Kirié tentait de s’échapper de Kurouzu, j’avais l’impression d’être moi-même pris.e au piège. C’est la tête assommée par un soleil de plomb sur le quai de la gare que j’ai fait la rencontre ou plutôt que j’ai reconnu Azami Kurotani. Si ce nom ne vous dit rien mais que vous êtes du genre à trainer sur internet, vous l’avez sans doute déjà croisée tant son oeil aspiré dans son crâne a suscité de l’intérêt. Ce manga est de ceux qui, en plus de vous faire entrer dans leurs univers, parviennent à troubler votre perception du réel; d’une part grâce à cette atmosphère unique et d’autre part grâce à son impact.

Azami Kurotani

Junji Itō est certes respecté par les otaku ainsi que par ses pairs, mais les français semblent avoir tardé à s’intéresser à son oeuvre. Cette situation peut s’expliquer par le manque de reconnaissance accordé au manga dans le monde littéraire. Prenons un exemple récent, la nationalisation du Pass Culture pour les jeunes de 18 ans qui a suscité la moquerie de certains médias quand ils ont découvert que cette frange de la population préférait Hirohiko Araki (Jojo’s Bizar Adventures) à Léon Tolstoï (Guerre et Paix). Ce mépris a longtemps retardé la diffusion de ce média ainsi que la démocratisation de la culture nippone; quand en 1989 on invitait Ségolène Royal sur des plateaux télévisés pour qu’elle fustige l’animation japonaise, il n’y avait pas grand monde pour la contredire. Avec le temps, les modes de communication ont évidement changé et internet a globalisé la culture. Junji Itō a ainsi pu resurgir des limbes et ce grâce à une imagerie reconnaissable et se prêtant volontiers au jeu des comptes dits aesthetics. Ainsi il est possible de parler pour Spirale d’une résurgence teintée de mise en abîme. La spirale attire l’oeil dans un fil d’actualité Instagram qui est lui-même travaillé pour qu’on s’y perde.

Enfin, cette réédition compte, en plus du reste, un essai de l’écrivain et ancien diplomate Masaru Satô qui, par le biais d’une analyse marxiste de Spirale explique en quoi le genre horrifique permet de dépeindre la société japonaise. Cet écrit ne fait que mettre en exergue les pistes de lecture quasi infinies qu’offre Junji Itō et pousse à reprendre l’oeuvre depuis le début afin d’aborder cette histoire sous un jour différent.