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Littérature

Le classique de la semaine : Dans la forêt de Jean Hegland

Dans la forêt, de l’autrice américaine Jean Hegland, a fait l’objet d’une traduction nouvelle parue aux éditions Gallmeister en 2017. Le roman n’avait pas été traduit en français auparavant, et avait connu un accueil mitigé à l’époque de sa parution aux États-Unis. L’autrice, une esprit libre, n’avait réussi à le faire paraître qu’à compte d’auteur dans une maison d’édition alter-mondialiste. Deux ans plus tard, les droits sont rachetés et le roman devient un succès. Dans l’atmosphère de ces dernières années, un tel roman ne peut que connaître un regain d’intérêt, et à bon droit, nous semble-t-il. 

À cheval entre le roman d’apprentissage et le récit de science-fiction, Jean Hegland campe les caractères de deux sœurs, Eva et Nell, à travers le journal de cette dernière. Issues d’une union atypique entre un professeur et une danseuse aux idées extravagantes pour l’Amérique des banlieues conformistes, cette joyeuse famille vit à une heure en voiture de la civilisation, représentée par la ville de Redwood (Cal.). Insensiblement, elles commencent à ressentir d’imperceptibles changements dans la vie qu’elles mènent. L’électricité devient capricieuse, les coupures de courant sont de plus en plus fréquentes, les magasins se vident, les denrées alimentaires ne parviennent plus à Redwood, de même que l’essence. Petit à petit, le lecteur comprend que les États-Unis sombrent dans une crise économique et vivrière des plus féroces. La cause des troubles n’est jamais révélée, car tous les moyens de communications modernes sont interrompus. Voilà la situation dans laquelle se trouvent plongées les deux sœurs d’emblée de jeu, sous la plume de Nell qui décrit rétrospectivement l’enchaînement des catastrophes écologiques et personnelles

Le roman s’articule en trois temps fortement liés les uns aux autres. Il s’ouvre sur le début de cette période de trouble, quand « ça » commence, que Nell se souvient de son enfance, de ses dernières sorties en ville et de ses premiers émois amoureux. Cette partie se caractérise par le fait que les deux sœurs se cloîtrent dans leur maison, le dernier îlot de civilisation dans lequel elles se trouvent en sécurité, avec un garde-manger garni de conserves. Jour après jour, elles survivent en dépensant les vivres entassées plutôt qu’en essayant de se reconstruire. Nell, la plus pratique des deux, constate la raréfaction de leur source alimentaire, mais ne parvient pas à trouver de solution. Engluée dans une relation tumultueuse avec sa sœur, si impulsive et passionnée par la danse, elle ne parvient pas à se défaire des fantômes de sa vie d’avant. Dotée d’une vive intelligence, ce personnage, qui nous est le plus proche du point de vue de la focalisation narrative, trouve refuge dans les encyclopédies de son père, source inépuisable de connaissance.

[alerte divulgacher]

À ce premier moment, rythmé entre les lectures et les aléas émotionnels, se succèdent un événement formateur, qui fait tout basculer, et qui constitue un moment à part entière : le viol d’Eva. Anéantie par cette expérience, les deux sœurs traversent une période de peur panique et de volonté d’en finir. La tentation du suicide, dans un monde dont le sens leur échappe, devient de plus en plus prégnante, considérée comme un soulagement et une alternative à une peur qui les ronge. 

Le troisième moment du roman est une renaissance, la victoire des deux sœurs sur cette peur, qui passe par l’union et la naissance, à proprement parler, de l’enfant que porte Eva. Cette partie est la plus riche, la plus vivifiante, celle où Nell, finalement aidée de sa sœur, se rend compte de l’importante source de survie qui s’ouvre à leurs pieds : la forêt. Dans cette partie du roman, les deux sœurs vont comprendre une chose fondamentale, que Nell nomme la fugue dissociative. Il s’agit d’un terme qui se rattache originellement à la psychologie, et qui évoque les troubles amnésiques. Cela définit le moment où le patient attend de ces troubles ne peut se rappeler des éléments de sa vie antérieure et commence une existence « nouvelle » qui peut n’avoir aucun rapport avec ses anciennes passions. 

[fin de l’alerte]

Au début du roman, la fugue dissociative, c’est cette nouvelle vie de malheur et de comptage de haricot pour survivre. À la fin, alors qu’elles découvrent que la forêt est le lieu de la subsistance, la fugue dissociative devient leur vie antérieure, leur vie chargée de matérialisme et de consumérisme. Tout se passe comme si la terre, dans l’amnésie capitaliste, avait oublié son moi véritable, et avait mené une vie de luxure. En forçant l’abandon de la société telle qu’on la connaît, la terre retrouve son moi originel, non souillée par les aspirations de ses habitants humains. Ce retournement de perception est central dans l’œuvre. 

Dans ce cadre, il est normal, voire logique, que la dernière partie du roman coïncide avec la réalisation de la part de la narratrice que la forêt et la terre sont les deux moyens pour elles de survivre. Ce ne sont pas les supermarchés et les stocks entassés fébrilement, ainsi que le décompte jour après jour des grains de riz et des haricots qui vont permettre aux deux filles de survivre. C’est bien la prise de conscience de leur environnement. La forêt est une source de vie toujours reconstituée, et une possibilité de ressource qui, si elle est respectée, est presque inépuisable. À l’échelle de ces deux personnages qui embrassent sa réalité, la forêt constitue un personnage tutélaire, un lieu de fuite, de fugue et de nutrition fondamental. Pour finir, elle embrassent complètement cette destinée et larguent les dernières amarres qui les retenaient au monde « d’avant »

Ce roman, qui a un goût d’écoféminisme, lie le destin de ces deux filles, de ces adolescentes californiennes à celui de la terre, et le fait avec une grande force. Sorti il y a presque 30 ans, il résonne aujourd’hui plus que jamais. Il nous fait prendre conscience que le combat pour sauver ce qui reste de notre planète est ancien, ancré en nous et dans le combat des femmes. Il rappelle aussi la théorie de la collapsologie qui est évoquée aujourd’hui dans un grand nombre d’écrits. Tout cela n’est pas nouveau, et pourtant nous en avons plus que jamais besoin

À titre d’épilogue, la maison de l’autrice, Jean Hegland, a été détruite suite aux incendies qui ont ravagé la Californie dans le courant de l’été. Tout est lié.

à consulter sur le site du Tote Bag :

https://www.letotebag.net/la-collapsologie-partie-1-la-collapsologie/

à consulter ailleurs sur le web :