Guérir par l’écriture : La vie têtue, de Juliette Rousseau
Synopsis
En septembre dernier les éditions Cambourakis ont publié un des livres les plus bouleversants de la rentrée littéraire : La vie têtue de Juliette Rousseau. Ce roman, d’à peine une centaine de pages, est une sorte de journal de deuil de l’autrice qui lui permet, à travers l’évocation du souvenir de sa sœur aînée, de faire la généalogie de violences patriarcales subies par toutes les femmes de sa lignée. Poésie et prose se mélangent pour créer un texte cru et subtil.
Un journal de deuil
En 1977, au lendemain de la mort de sa mère, Roland Barthes entame l’écriture de ce qui sera publié sous le nom de Journal de deuil. Il écrit jusqu’en 1979 un ensemble de 330 fiches rédigées sur le mode du fragment.
Il est fort probable que Juliette Rousseau ne pense absolument pas à Barthes quand elle écrit son propre livre, mais les parallèles que l’on peut dresser sont néanmoins assez intéressants pour être soulignés. L’écriture fragmentaire de Barthes peut se retrouver dans La vie têtue. L’autrice entrecoupe ses pages en prose par des poèmes courts et incisifs, et on peut y lire le temps qui passe, les changements de saisons. Comme dans le texte de Barthes, le morcellement de l’écriture montre que rien dans le deuil n’est linéaire. Les émotions contradictoires forment un tissu décousu mais superbe, discontinu mais tellement émouvant.
Le Journal de deuil de Barthes est l’occasion pour son auteur de se confronter à sa propre mortalité, de faire le constat de sa propre fragilité. L’événement cristallise alors toutes les tensions et les angoisses accumulées au fil de sa propre vie, et permet alors de faire une généalogie de la douleur et des blessures familiales. Juliette Rousseau l’exprime parfaitement dans un chapitre où elle s’adresse directement à l’Absente, cette sœur morte-vivante, à la fois fantôme et chimère : “T’écrire, c’est négocier avec le feu. Découvrir des foyers incandescents et en accepter l’épreuve. Puis laisser la matière s’apaiser. On n’écrit pas sur des charbons ardents. On écrit en soufflant doucement sur les braises. On en extrait ce qu’il en reste. Parfois ce sont quelques phrases, parfois une fatigue infinie”.
Mais là où Barthes ne se contente que de décrire, en suivant une méthode très précise, les pensées que lui inspirent la mort de sa mère, craignant à plusieurs reprises de “faire littérature”, Juliette Rousseau a à cœur de ne pas se limiter à une perspective individuelle. Le deuil n’est pas seulement familial, il est aussi social. Ce texte féministe donne aussi et surtout à voir des vies mutilées par les violences masculines/patriarcales. Lors d’une rencontre à la librairie Les Déferlantes de Morlaix, l’autrice insiste sur le fait que ce livre porte non seulement sur le deuil de la vie de sa sœur, mais aussi sur le deuil de la vie qu’elle aurait pu mener, et au fond aurait dû mener.
Un texte racinaire
La dimension généalogique du texte est sans doute ce qui est le plus frappant. Juliette Rousseau tisse littéralement une toile où se mêlent les histoires personnelles de sa sœur, de sa mère, de sa grand-mère et de sa fille. Le terreau familial est alors retourné pour mettre au jour des douleurs qui sont, au fil des générations, devenues une part de l’héritage.
Nous habitons des continuités, des héritages qui nous sont livrés sans mots, sans mémoire, et souvent indéchiffrables. Ce que je sais, c’est que ce sont ceux-là qui t’ont désincarnée.
Chaque femme de ce livre est entourée de ses démons intérieurs qu’elle ne parvient plus à contenir : ceux de sa sœur auront eu raison d’elle. Lire ce livre c’est, en un sens, ouvrir un tombeau, mais cela n’a rien d’effrayant car la plume de Juliette Rousseau accompagne ses lectrices et lecteurs dans les profondeurs de la psyché humaine tout en ne cessant de faire advenir la lumière.
Une ode à la vie
Tout est dans le titre. La vie têtue c’est la vie tenace, opiniâtre, sans concession. La vie têtue, c’est la vie perce-neige, le crocus qui survit au gel hivernal, c’est le retour perpétuel des hirondelles au printemps :
La loi prétend protéger l’hirondelle rustique, et stipule notamment que la mutilation intentionnelle ou la perturbation intentionnelle des oiseaux durant la période de reproduction sont interdites. Je tique sur le mot “intentionnel”. Comme si les dévastations de ce monde étaient dues aux intentions.
Les années qui ont suivi ta mort, je les ai attendues le coeur serré. Tant qu’elles reviennent, ta mort est une absence, mais pas une rupture. Le retour des hirondelles, c’est la vie têtue.
Ce roman est à lire et à relire parce qu’il est vrai, parce qu’il est honnête, parce qu’il montre à quel point les vies des femmes sont impactées négativement par le patriarcat tout en affirmant qu’il est possible de mettre fin à ce cercle vicieux de violences. C’est véritablement une lecture galvanisante.
Lune Caillat
Une réponse sur « Guérir par l’écriture : La vie têtue, de Juliette Rousseau »
Très bon article, cela me donne envie de me plonger dans le livre. Un petit détour chez mon libraire sera nécessaire en rentrant du boulot demain !