Catégories
Littérature

Autobiographie d’un corps : Corps Vivante par Julie Delporte

Paru début 2023 en Europe, le quatrième ouvrage de Julie Delporte, Corps vivante, est rapidement devenu un ouvrage de référence dans la littérature autobiographique queer. Dans cette bande dessinée aux allures de journal personnel, l’autrice revient sur des étapes marquantes de sa vie, sur ses traumatismes, sur ses épiphanies. Résultat : un livre bouleversant, qu’on lit d’une traite, comme en apnée, et qu’on ferme les larmes aux yeux, quand elles n’ont pas encore mouillé nos joues. 

Une histoire de la violence 

Calligraphie épurée, noire sur page blanche, suivie d’explosions de couleurs. Au crayon de couleur gras sont tracés des formes végétales, minérales et animales, des coquillages, des papillons, des algues, des coraux. Se dégage l’impression de se retrouver dans le carnet d’une biologiste. Les couleurs vives et pastelles contrastent avec la dureté du récit de Julie Delporte. Une double-page est simultanément le témoignage de la beauté et de la douceur du monde vivant, extérieur, et le témoignage de la violence et des traumatismes passés, enfouis à l’intérieur. Cette contradiction entre le monde extérieur invitant à la contemplation méditative et un intérieur tourmenté annonce le propos du livre. 

Julie Delporte fait l’autobiographie de son corps, de son corps vivantE. Le féminin est à relever, car l’histoire de son corps est profondément déterminée par son genre. Depuis quelques décennies, les discours féministes ont permis de mettre en lumière à quel point les violences sexistes et sexuelles créent une dissonance, pour ne pas dire un conflit, entre le corps et l’esprit. Le patriarcat et ses penseurs n’ont d’ailleurs jamais cessé de répéter que non seulement le corps et l’esprit n’avaient rien en commun, mais en plus que le corps était en tous points inférieur à l’esprit. Méprisable. Sale. Honteux. Le corps féminin, du moins le corps perçu comme tel, n’appartient jamais vraiment à l’esprit qui l’habite, mais aux regards, aux mains, et aux assauts des esprits qui l’observent et le dominent. 

L’histoire d’un corps vivante, c’est aussi une histoire de la violence. C’est l’histoire d’un inceste, alors que l’autrice est encore enfant. C’est le silence, c’est l’incompréhension. Connexion rompue, le corps ne répond plus. Ou est-ce l’esprit ? “Depuis très longtemps, mon corps, ce point de contact tangible avec le monde, représente une possibilité d’agression.” écrit Julie Delporte, “Pas étonnant que je m’en sois dissociée.” Cette dissonance corps/esprit qui fait que la violence sexuelle se reproduit, à plusieurs reprises, dans la vie de l’artiste. Comment y mettre un terme ? Comment guérir ? Comment se libérer ? L’artiste nous fait part de son cheminement, sans aucune injonction. Chaque guérison est unique, aucune épiphanie ne se ressemble.

Généalogie lesbienne 

Corps vivante, c’est aussi une autobiographie lesbienne. La découverte tardive de sa sexualité, à 35 ans, la recherche, les trouvailles, les questionnements. La création d’une généalogie lesbienne ; se trouver des modèles, se plonger dans les classiques. Le lesbianisme qui se révèle être porteur de nombreuses réponses. L’ouvrage illustre sa bibliographie. Sur les pages, des figures familières défilent : un portrait de Monique Wittig, des dessins inspirés des photographies de Zanele Muholi (photographe queer d’Afrique du Sud), une courte biographie de Tove Janson et de ses utopiques Moomins… Adrienne Riche, Chantal Akerman, Frida Kahlo, Barbara Hammer, Rosa Bonheur, voilà comment pourraient se nommer les étoiles qui constituent la constellation que Julie Delporte s’est créée et qu’elle exploite au fil des pages. 

L’autrice écrit avoir décidé de devenir lesbienne à 35 ans, après avoir lu La pensée straight de Monique Wittig. La formulation peut choquer : qu’est-ce que ça veut dire “devenir lesbienne” ? N’est-on pas censée ressentir ce genre de chose ? La sexualité peut-elle être considérée comme un apprentissage ? Là-dessus, Julie Delporte ne pose pas de réponse claire et définitive : son livre n’est pas une BD à thèse. Elle raconte simplement que, dans l’histoire de sa sexualité, devenir lesbienne est perçu comme un choix en comparaison avec l’avant de sa vie sexuelle, qui n’était que contrainte. La contrainte à l’hétérosexualité. Ce concept, théorisé par Adrienne Rich en 1980, est lié à celui d’hétéronormativité : l’hétérosexualité est placée comme une norme. En plus d’être la norme elle est normative, ce qui signifie qu’elle “gouverne tant celles et ceux à l’intérieur de ses frontières qu’elle marginalise et sanctionne celles et ceux en dehors”1. On comprend alors sans peine à quel point s’extirper de l’hétérosexualité est une épreuve et que le choix délibéré du lesbianisme la facilite. Le lesbianisme est un choix libre face au choix imposé qu’avait été l’hétérosexualité. “Mon histoire de lesbienne tardive résume bien qui je suis – je n’ai été qu’adaptation aux autres, au monde hétérosexuel, au monde sexuel”.

Une ode à la résilience 

Corps vivante est à mes yeux un livre thérapeutique. Il n’en a pas l’apparence, ce n’est pas un livre de développement personnel. Vous ne trouverez pas de discours téléphoné à la “ce qui ne te tue pas te rend plus fort” et autre inspiration nietzschéenne réchauffée. La résilience y est donnée à voir simplement : à travers ces dessins de plantes et de pierres et de coquillages, qui sont des corps vivants, des corps éphémères, des corps cycliques. A travers le titre de l’ouvrage également : le corps est “vivante” et non plus “survivante”. 

Il n’est pas question de dire que tout cela est derrière elle, non. On ne se sépare pas de ses traumas, on ne se “répare” pas, et on est pas “cassée” non plus. Notre être s’est constitué autour de ce trauma, il est à présent question de lui laisser de la place, aussi contre intuitif que cela puisse paraître. Le reconnaître, le nommer, le croire, le laisser s’exprimer : “J’aimerais pouvoir écrire qu’à partir de là tous mes problèmes se sont résolus… Mais ce n’est pas le cas, je suis restée à peu près la même. Celle qui pense qu’elle n’est pas assez sexuelle, et qu’à cause de cela elle va faire souffrir tous ceux – maintenant toutes celles – qui l’aimeront d’amour.

La différence, c’est que, pour la première fois, il y avait dans notre sexualité une place pour mes traumas.”

Cette BD émouvante, unique en son genre, résonnera sans aucun doute avec un grand nombre de lectrices et de lecteurs. Explorant les profondeurs de la vie intérieure, témoignage d’une époque de transition entre le règne du silence et la parole libératrice, le récit pourtant si intime et personnel accueille et réconforte celles et ceux qui s’y aventurent. L’air de dire “ce n’est pas de ta faute, tu es en sécurité ici”. 

  1. JACKSON Stevi, « Genre, sexualité et hétérosexualité : la complexité (et les limites) de l’hétéronormativité », Nouvelles Questions Féministes, 2015/2 (Vol. 34), p. 64-81. DOI : 10.3917/nqf.342.0064. URL : https://www.cairn.info/revue-nouvelles-questions-feministes-2015-2-page-64.htm ↩︎