Agatha Christie : le dernier plaisir coupable de la cancel culture ?
Place à la chronique : le Crime de l’Orient-Express
Y a-t-il plus célèbre huis clos que le wagon-lit de l’Orient Express tel qu’il est présenté dans le fameux roman d’Agatha Christie ?
Alors qu’il séjourne à bord de ce train pour des affaires, Hercule Poirot est amené à élucider les conditions du meurtre de Simon Ratchett, poignardé à 12 reprises dans la nuit. L’enquête s’annonce complexe, puisque le compartiment de la victime est fermé de l’intérieur et qu’une importante couche de neige immobilise le train depuis l’heure du crime. De tout évidence, le coupable n’a pas pu s’échapper… à moins qu’il ne se trouve à bord ! Dépêché par son ami M. Bouc, Hercule s’efforce d’interroger les douze passagers de la voiture et de démasquer le coupable avant que celui-ci ne frappe à nouveau.
Certainement l’une des intrigues les plus célèbres de l’autrice, ce roman publié en 1934 semble déjouer toutes les règles du genre, donnant lieu à un dénouement des plus imprévisibles. Au rendez-vous, des indices contradictoires, des secrets de famille, des apparences trompeuses et bien sûr, une paire d’épaisses moustaches belges. Une nouvelle fois, on ne peut s’empêcher d’admirer le travail de maître auquel se livre celle que l’on a souvent appelée la Reine du Crime, et l’on retrouve cette éternelle satisfaction à suivre la réflexion du détective à mesure que l’affaire s’intensifie.
A notre tour, on ne peut s’empêcher de se questionner sur les notions de crime et de responsabilité posées dans le roman : y a-t-il des cas dans lesquels la violence peut être justifiée ? Peut-il être moral de recourir à la revanche lorsque les institutions étatiques échouent à rendre justice ? Et puis finalement, quel est le rôle véritable de la justice : devrait-elle avant tout chercher à protéger les membres de la société, à les punir ou à les réformer ? Autant de questions qui dynamisent la lecture et qui l’ancrent dans une réflexion tout à fait contemporaine.
Néanmoins, cette modernité est loin de se retrouver dans tous les aspects du roman, dont certains passages ont extrêmement mal vieilli. Comme le veut la structure mathématique des histoires de Christie, la présentation des personnages est relativement succincte, ce qui donne parfois lieu à des personnages-types qui tombent dans de malheureux stéréotypes de nationalité. Non seulement ces raccourcis sont courts et faciles mais, ce qui est plus grave, c’est qu’ils influencent en partie les suspicions avancées par les personnages. Le seul Italien à bord, puisqu’il aurait ‘le sang chaud’, est ainsi directement soupçonné par M. Bouc, qui néglige du même coup les anglais, en raison de leur supposée incapacité à commettre des crimes passionnels.
Bien qu’ils soient trop peu fondés pour être réellement pris au sérieux par Poirot, ces clichés sont loin d’être innocents dans un contexte marqué par plusieurs conflits mondiaux. Par ailleurs, ces rapprochements douteux qui tentent de lier nationalités étrangères et criminalité ne sont pas sans rappeler les biais racistes des travaux de Cesare Lombroso, le fondateur de l’anthropologie criminelle.
Enfin, cette accumulation grotesque d’idées reçues, qui se lit un peu comme un catalogue, se révèle lassante puisqu’elle ne sert pas non plus au développement de l’intrigue et contribue au contraire à sa lourdeur. En effet, une fois réduits au carcan étroit de leur ethnicité, les personnages, déjà rapidement esquissés, finissent par manquer cruellement de volume et de nuance pour n’être finalement que des silhouettes interchangeables.
Ce détail est d’autant plus décevant que Poirot affirme réaliser ses déductions en s’appuyant sur la psychologie humaine, laquelle est naturellement restreinte par ses propres œillères. De surcroît, la présence d’autant de nationalités donne parfois l’impression d’une tentative maladroite à une représentation qui se voudrait universelle.
Et pourtant, Le Crime de l’Orient Express n’est certainement pas le plus problématique des ouvrages de Christie, laquelle s’adonne régulièrement à des approximations offensantes et à une exoticisation des étrangers. A l’heure de la cancel culture, il est pourtant étonnant de remarquer le succès continu voire grandissant des écrits de la romancière, que l’on retrouve régulièrement en devantures à mesure que les adaptations de ses travaux sont portées à l’écran.
Mais alors, comment expliquer le succès intemporel d’œuvres pourtant tellement datées ? Et comment concilier sa conscience de lecteur avec le plaisir inégalé de retrouver le fameux détective Belge ?
Pour ce qui est de la première question, il semblerait qu’en dépit du discours daté d’Agatha Christie, ses œuvres semblent relativement détachées de leur contexte historique. En effet, beaucoup d’entre elles ont été rédigées dans le but de divertir les lecteurs et de les distraire d’un contexte politique parfois angoissant. Cette absence relative de marqueurs temporels est à la fois ce qui a permis de qualifier les livres de Christie d’escapist, et ce qui assure leur succès aujourd’hui ; il est ainsi aisé pour les lecteurs contemporains de se réapproprier et d’investir cet imaginaire délibérément flou.
La longévité de cette œuvre tient aussi à la formule extrêmement populaire mise en place par l’autrice : la récurrence de personnages attachants tels que Miss Marple ou qu’Hercule Poirot, une structure rigide, presque mathématique qui découpe le roman entre ‘faits’, ‘preuves’ et la démonstration du détective ainsi qu’une fin qui voit toujours la justice être rétablie. Comme ce serait le cas dans une rom-com, ce sont ces schémas répétitifs qui participent de notre attachement graduel à la série et qui en font un phénomène culturel à la fois rassurant et addictif.
Il n’est donc pas entièrement surprenant que certains critiques affilient les ouvrages de la romancière au genre du ‘cosy crime’ (même si cette appellation ne fait pas l’unanimité, notamment en raison de ses sous-entendus misogynes). Selon Christopher Knight, c’est parce qu’ils savent à quoi s’attendre sans pour autant être capables de prévoir la fin que les lecteurs sont tellement avides de romans policiers¹.
Puisque d’entre tous, c’est surtout l’aspect interactif qui est le plus vendeur ; comme dans une partie de Cluedo, le lecteur est investi de la mission du détective aux côtés duquel il avance dans l’intrigue. Si toutefois il devait échouer, son amertume serait aussitôt compensée par l’intense satisfaction de voir, au moment de la résolution, les plus menus détails s’imbriquer en un ‘puzzle très habilement planifié’², pour reprendre l’expression de M. Bouc.
Le racisme de la romancière, les dérives qui laissent un arrière-goût amer
Et pourtant, le jeu en vaut-il la chandelle, si cette satisfaction doit venir avec la lecture de termes offensants et la perpétration de stéréotypes nocifs ? Il semblerait que la réponse à cette question appartient à chaque lecteur ; ce qui est certain, c’est qu’il ne sert à rien de se faire violence à la lecture dans le seul but de connaître ses classiques. Après tout, le genre du polar ne se limite pas aux auteurs des années trente : Christie ne détient pas le monopole du mystère réussi, et le plaisir d’une affaire finement ficelée peut être retrouvé dans les ouvrages d’une multitude d’auteur.ices certainement plus progressistes.
Néanmoins, la lecture des textes d’Agatha Christie ne se limite pas forcément à des choix personnels puisqu’elle figure très régulièrement dans les programmes scolaires. Que faire alors de cette présence continue et pourtant offensante sur les bancs des écoles?
A ce problème s’ouvrent deux solutions: remettre en question et remettre en contexte. Remettre en question, parce que mettre ce type de livres en avant, c’est aussi faire de l’ombre à d’autres œuvres qui mériteraient que l’on parle d’elles. Remettre en contexte, parce que c’est après tout le rôle de l’école que de mettre en lumière les conditions qui ont favorisé l’émergence de ces discours racistes, en littérature et ailleurs. Cette contextualisation peut prendre différentes formes, celles d’un encadrement pédagogique, mais aussi d’un travail éditorial sur le paratexte, via un appareil de notes ou encore une introduction.
En 2020, la rebaptisation de l’un des romans de Christie (‘Ils étaient dix’ / ‘And they were none’) a suscité une polémique, alors que beaucoup faisaient valoir les effets secondaires d’une cancel culture en roue libre. Pourtant, cette rebaptisation avait été instiguée par nul autre que l’arrière-petit-fils de la romancière, James Prichard, lequel estimait que ces œuvres n’avaient pas pour vocation de blesser qui que ce soit.
Loin d’effacer le passé, cette adaptation semble être l’occasion de porter un regard critique sur les classiques et de relancer une discussion que certains aimeraient définitivement close. En un sens, adapter ces histoires, c’est leur permettre d’exister encore et de prolonger la mémoire d’époques et de discours qui sont parfois difficiles à assumer. Rebaptiser, après tout, semble une meilleure alternative que l’éventualité d’une mise au ban.
En effet, on peut questionner les conséquences d’une politique scolaire de l’évitement: bannir des livres, ou les ôter de la distributions sous prétexte que leur contenu renvoie à un aspect honteux de notre histoire, cela revient à passer sous silence des questions qui sont nécessaires. En effet, faire le pas sur Agatha Christie à titre personnel, c’est une chose, mais refuser d’en parler en classe, c’en est une autre.
Puisque ces romans sont une porte ouverte sur l’époque qui les a produits, pourquoi ne pas en profiter pour avoir, avec les lecteurs de tous les âges, des conversations sur notre héritage colonial ? Il est en effet, des discussions qui sont difficiles à amener, mais qui sont pourtant essentielles, et qui valent la peine de s’asseoir dans l’inconfort qu’elles suscitent. Les éviter, c’est tenter de faire oublier la part de responsabilité que nos pays et nos ancêtres ont dans une histoire qui a des conséquences encore très tangibles aujourd’hui.
Pour conclure,
Ainsi donc, il est tout à fait légitime de se questionner quant au langage utilisé et aux stéréotypes véhiculés par les auteurs que l’ont lit, même lorsqu’ils sont fondateurs comme Agatha Christie. Si remanier les textes originaux est une pratique éditoriale qui peut faire polémique, c’est aussi l’occasion de revenir sur des aspects essentiels de notre histoire.
Cela étant dit, il est intéressant de noter que les détracteurs de Christie épargnent généralement ses homologues masculins, tels qu’Arthur Conan Doyle, dont les textes sont loin d’être dépourvus de sous-textes racistes et misogynes. Penserait-on pour autant à défaire la littérature de Sherlock Holmes ? Comment distinguer l’impardonnable des intouchables du Panthéon ? S’il s’agit de faire des concessions, dans quelle mesure sont-elles parcourues de biais sexistes ? Voilà quelques points qui me semblent d’intérêt avant de vouloir se départir entièrement des œuvres d’Agatha Christie.
Suzanne La Rocca
¹ Cf – Stephen Knight – Form and Ideology in Crime Fiction, Ch3 ‘A great blue triumphant cloud – The Adventures of Sherlock Holmes p.75
² Cf ‘a very-cleverly planned jig-saw puzzle’ dans le texte original.