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La figure de Salomé à l’ère du symbolisme ou les différentes facettes de la Femme fatale

« Entre Eros et Thanatos », entre pulsions d’amour et pulsions morbides, entre l’amour créatif et la destruction… Ces paradoxes font la figure de la « Femme fatale » avec un grand F dans l’art de la fin du XIXe siècle, qui continue d’être traitée au début du XXe siècle également. La Femme fatale apparait sous de nombreuses formes, en littérature et dans les beaux-arts, en reprenant la plupart du temps des figures mythologiques, historiques, bibliques pour en faire des figures séduisantes, tentatrices voire castratrices et meurtrières. Ce topos artistique se développe pour beaucoup chez les symbolistes : la manifestation de ces pulsions réprimées, « interdites » dans le féminin est fortement liée aux travaux de Freud sur le rêve, l’inconscient, la figure féminine et aux travaux de Charcot sur l’hystérie.

La Bible est une source importante en art depuis des siècles mais avec le symbolisme et l’émergence de la figure de la Femme fatale certains personnages vont être interprétés d’une manière novatrice : l’histoire de Salomé va nous intéresser maintenant. Salomé est la fille d’Hérodias qui est mariée au roi Hérode Antipas, mais Salomé est issue d’un mariage antérieur. Le personnage de Salomé apparaît, sans nom, dans les évangiles selon saint Matthieu et saint Marc ; le nom Salomé apparait pour la première fois dans les Antiquités judaïques de Flavius Josèphe. L’épisode relaté prend place lors d’un banquet organisé par Hérode Antipas pour son anniversaire : Salomé, caractérisée comme une fillette et anonyme, danse devant les convives et le roi qui lui promet de lui donner ce qu’elle veut après cette danse. Salomé retourne voir sa mère, Hérodias, pour lui demander conseil et finit par demander au roi la tête du prophète saint Jean-Baptiste sur un plateau. Plusieurs points sont importants : Salomé est une enfant et l’aspect séducteur de la danse est absent ; elle agit sur initiative de sa mère en demandant la tête du prophète ; Jean-Baptiste était apprécié d’Hérode Antipas, la demande d’Hérodias n’est donc pas anodine.

Les premières représentations de Salomé sont bien antérieures à la fin du XIXe siècle et montrent une évolution dans le moment choisi ou dans la manière de traiter le sujet. Au Moyen Âge, l’exemple le plus connu en France se trouve sur le tympan du portail Saint-Jean de la cathédrale de Rouen : on y voit le festin d’Hérode et la danse de Salomé, scène où le caractère virtuose et acrobatique de la danse de la jeune fille est plus que tout mis en avant. C’est encore une fois la virtuosité de la danse qui est mise en avant chez Benozzo Gozzoli dans La danse de Salomé. Des représentations se focalisent plutôt sur Salomé et la tête du prophète comme le tableau de Lucas Cranach l’Ancien, Salomé : la jeune fille paraît assez amusée, elle ne montre en tout cas pas sa peur. L’iconographie de Salomé est présente de façon assez constante au cours de l’histoire de l’art mais elle prend une nouvelle ampleur au cours du XIXe siècle.


La danse de Salomé, Benozzo Gozzoli, 1461-62, tempera sur panneau de bois, National Gallery of Art, Washington D.C. ©Youtube 9 Tv, Benozzo Gozzoli : A collection of 164 Paintings (HD) [Early Renaissance]

Salomé, Henri Regnault, 1870, huile sur toile, Metropolitan Museum of New York. ©Youtube The New York&Art, Metropolitan Museum of Art | Galleries

Plus que le nombre de représentations qui grimpe, c’est la façon de représenter Salomé et son histoire qui prend un tout autre tournant : d’une fillette dansante, guidée surtout par sa mère, les artistes font une jeune fille séductrice, presque castratrice. La danse continue d’être représentée mais avec une emphase sur la tentation qu’elle incarne tandis que, parfois, Salomé est reconnaissable seulement à des attributs plus discrets. Dans la Salomé d’Henri Regnault de 1870, conservée au MET, la figure est reconnaissable grâce au long couteau et au plateau sur ses genoux, qui annoncent la décollation de Jean-Baptiste ; le prétexte de la représentation s’inscrit plutôt dans le courant orientaliste de l’époque que le symbolisme mais nous verrons par la suite que les deux s’entrelacent dans la figuration de Salomé.


L’apparition, Gustave Moreau, années 1870, Musée Gustave Moreau. © Salomé Legrand.

Le corpus le plus emblématique dans l’iconographie de Salomé dans la seconde moitié du XIXe siècle est celui de Gustave Moreau : il réalise plusieurs tableaux et encore plus d’études préparatoires sur le sujet de la jeune danseuse parmi lesquels l’œuvre la plus connue est sans doute L’apparition, des années 1870. Sur ces œuvres, Salomé est représentée plus ou moins habillée, toujours parée d’un voile qui dissimule tout en dévoilant le corps de la jeune fille et peut-être par là ses intentions. Le style de Gustave Moreau est très reconnaissable avec ces nombreux détails rajoutés comme des tatouages sur les aplats de couleur de la toile et contribue à l’atmosphère chargée qui se dégage du tableau. En effet, on ne sait pas si la figure de Salomé est placée ici comme bourreau ou comme victime : devant elle flotte la tête sanguinolente de Jean-Baptiste et la jeune femme est dans une position qui pourrait suggérer la peur face à cette apparition. Toutefois, Salomé est présentée comme figure séductrice avec ce voile peu couvrant ; elle occupe en plus la place principale dans la composition du tableau. Selon les versions, plus ou moins de personnages sont présents : sur la version du Musée Gustave Moreau, qui illustre l’article, on peut voir Hérodias au fond à droite et Hérode sur son trône à gauche. Ce corpus est novateur par l’opulence ambiante de l’architecture et des textiles et par l’ambiguïté de la figure de Salomé. L’œuvre de Gustave Moreau marque profondément Oscar Wilde et lui inspire en partie sa pièce de théâtre Salomé, publiée en 1893.


The Climax, Aubrey Beardsley, 1894. © Youtube Tate, Aubrey Beardsley – The Art of Being a Dandy | Tate.

Ce sont les œuvres de Gustave Moreau et Oscar Wilde qui marquent un tournant dans la représentation de Salomé, dans les beaux-arts et en littérature. La pièce de théâtre de l’auteur anglais montre Salomé comme une jeune femme, malgré son âge, castratrice et sanguinaire ; un parallèle est établi entre Salomé et la Lune, qui contraste avec Jean-Baptiste en quelque sorte assimilé au Soleil et rappelle la Femme fatale qui oscille entre Eros et Thanatos. Le britannique Aubrey Beardsley illustre la Salomé de Wilde en 1894 avec seize planches qui défraient la critique, choquant par leur caractère cru et érotique. Parmi ces images on retrouve The Climax où Salomé saisit la tête décollée de Jean-Baptiste dans un intense face à face. Le caractère mauvais, cruel de Salomé ressort dans les traits anguleux de son visage et sa chevelure serpentine, traités en noir et blanc avec des lignes fines à l’habitude de Beardsley. C’est avec l’œuvre dramatique d’Oscar Wilde que la performance de Salomé prend le nom de la « danse des sept voiles » : cette danse aura une grande postérité dans le domaine des arts vivants, dans l’opéra de Richard Strauss directement inspiré de la Salomé de Wilde ou interprétée par Rita Hayworth dans les années 1950.


Judith II (Salomé), Gustav Klimt, 1909, huile sur toile, Galerie internationale d’art moderne, Venise. © Youtube Prof. Cecilia Nicoletti, Klimt, Giuditta I e II

Les œuvres d’artistes occidentaux de la fin du XIXe siècle et les thèmes iconographiques traités ont une influence sur les productions d’Europe de l’Est de cette même période de transition : de célèbres artistes comme Gustav Klimt et Mucha s’essaient à la représentation de la Femme fatale biblique. Chez l’artiste autrichien, le sujet oscille entre Judith et Salomé dans sa composition Judith II (Salomé) de 1909 : on y voit une jeune femme aux cheveux sombres et aux seins dénudés tenant la tête coupée par les cheveux. La femme est maquillée et parée richement pour accentuer sa sensualité ; l’élément macabre qu’elle tient est presque caché et oublié dans les pans de son vêtement sombre. Chez l’artiste tchèque, on retrouve la danse et le voile qui caractérisent Salomé mais cette fois-ci avec un traitement plus doux dans les couleurs et les lignes, ce qui n’accentue pas la décadence de la figure. Un article de Julien Deyres met en avant la représentation de Salomé accompagnée de fleurs dans la production de fin de siècle des artistes tchèques avec donc l’œuvre de Mucha, la Salomé d’Hugo Boettinger et celle d’Otty Schneiderova, artiste féminine ; les fleurs atténuent le côté funeste de la séduction de Salomé pour en garder surtout la beauté et la danse.


Salomé, Franz von Stuck, 1906, Lenbachhaus de Munich. © Youtube Lenbachhaus München, Franz von Stuck, Salome, 1906

La représentation de Salomé au tournant des XIXe et XXe siècles s’inscrit donc dans la dynamique de représentation de la Femme fatale, entre tentatrice morbide et beauté hors du commun. La figure de Salomé peut toutefois s’inscrire dans une autre tendance artistique en vogue dès la première moitié du XIXe siècle, l’orientalisme : comme la Salomé d’Henri Regnault, les œuvres sont parfois le prétexte pour l’artiste de figurer un Orient fantasmé, rêvé qui passe notamment par le fétiche de la beauté orientale mystérieuse. C’est le cas par exemple dans la Salomé de Franz von Stuck, qui évoque l’Orient par les colonnes végétales qui entourent la scène centrale. Salammbô de Flaubert, en littérature donc, contribue à cette représentation qui combine l’Orient et la Femme fatale, qui se rapproche de la figure de Salomé par consonnance.


La décollation de saint Jean-Baptiste, Pierre Puvis de Chavannes, vers 1869 © Youtube LearnFromMasters, Pierre Puvis de Chavannes: A collection of 123 works (HD)

Des variations se remarquent également dans la volonté des artistes de figurer l’histoire de Salomé : certains représentent la danse, d’autres choisissent de représenter seulement les attributs comme le plateau et le couteau, qui font de Salomé le bourreau et accentuent la cruauté de cette tentatrice, cette Femme fatale. Des artistes comme Gustave Moreau, évoqué précédemment, ou Gustav-Adolf Mossa font de la figure de Salomé une thématique centrale de leur carrière. Chez Mossa, c’est l’iconographie la plus présente qui tend à se détacher de plus en plus de ses origines bibliques et de son histoire pour en proposer une version très personnelle, comme avec Salomé : les mains coupées de 1904 où le sommeil de la jeune fille est hanté par le prophète.

D’autres artistes encore proposent des versions qui montrent la décollation de Jean-Baptiste où la figure de Salomé n’est donc plus le centre de l’attention : la thématique traitée ne s’inscrit plus dans le thème apprécié de la fin de siècle, la Femme fatale, mais on retrouve cette volonté de narration qui entoure le récit biblique et l’expression des passions. Le geste du bourreau dans La décollation de saint Jean-Baptiste de Puvis de Chavannes marque par son ampleur et contraste avec le hiératisme de tous les autres personnages.

La représentation de Salomé en histoire de l’art est donc une constante, du fait de son origine biblique et d’un récit qui peut être traité de manières très variées. Il sert différents prétextes comme l’orientalisme ou la figure de la Femme fatale chez les symbolistes au cours du XIXe siècle et là encore le traitement proposé peut se diviser en différentes tendances, qu’on pourrait désigner comme plus « calmes » ou « agitées » en fonction des passions exprimées et de la main de l’artiste.