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Isidore Isou et le lettrisme

Artiste qui incarne les dynamiques artistiques du XXe siècle, Isidore Isou fonde un mouvement de pensée basé sur les signes visuels, auquel il va dédier toute sa vie et son oeuvre.

Isidore Isou est un artiste du XXe siècle d’origine roumaine. Né en 1925 sous le nom d’Isidore Goldstein, il meurt en 2007 à Paris. De confession juive, Isidore Isou passe son enfance en Roumanie et s’intéresse énormément à la littérature et au français, qu’il considère comme la langue de l’avant-garde artistique. Lorsqu’il a dix-sept ans, la lecture de Hermann von Keyserling le bouleverse et l’amène donc à théoriser ce qui s’appelle par la suite le lettrisme, pensée artistique sur laquelle nous allons revenir. En 1945, Isidore Isou arrive clandestinement à Paris à cause de la Seconde Guerre Mondiale ; c’est son arrivée dans la capitale qui va lancer la diffusion du lettrisme et sa carrière, puisqu’il va rapidement s’intégrer dans le milieu des avant-gardes parisiennes.

Figure 1 : Isidore Isou, Les Nombres, XXIX, 1952. © Salomé Legrand, 2019

En 1947, Isidore Isou fait publier par Gallimard deux ouvrages qui s’apparentent à des manifestes, Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique et Agrégation d’un Nom et d’un Messie, et qui montrent toute la réflexion de l’artiste derrière la définition et la conceptualisation de son art. Il est important de remarquer que le lettrisme mêle les différents arts comme la poésie, les arts visuels (gravure, peinture, dessin) et la musique ; Isidore Isou a même réalisé des films, des chorégraphies et des projets architecturaux. Sa pensée artistique se déploie au-delà de la création, elle vise à s’appliquer à tous les champs de la connaissance comme les sciences dures, l’économie ou la psychologie. Cette expansion du lettrisme est accompagnée de nombreuses publications jusqu’à la fin du XXe siècle, dans les années 1990, qui théorisent les applications de cette pensée aux différents domaines.

Mais qu’est donc le lettrisme ? Le bouleversement qui intervient en 1942 dans la vie d’Isidore Isou le pousse à valoriser le côté sonore de la poésie plus que le sens des mots utilisés dans une œuvre poétique. Cela se traduit dans les arts visuels par l’omniprésence de la lettre latine, manuscrite, dans les œuvres figurées ou de pictogrammes mêlés aux lettres et aux autres représentations visuelles. La série des Nombres, composée de trente-six peintures, incarne bien cette idée de combinaison d’arts visuels « traditionnels » (peinture figurative, photographie) et de pictogrammes ou textes manuscrits, souvent superposés. Isidore Isou explore le potentiel plastique que les signes graphiques peuvent avoir en décomposant les mots et en les recomposant visuellement pour obtenir un résultat qui lui convient esthétiquement.

Il faut toutefois faire attention, puisque la définition qui précède concerne avant tout les arts visuels. Sous l’égide de la « créatique », Isidore Isou souhaite appliquer le lettrisme et ses principes à tous les domaines de la pensée et de la création, ce qui amène donc à des définitions différentes dans chaque champ, qui s’adaptent au sujet d’étude en quelque sorte. Les concrétisations du lettrisme varient alors.

Figure 2 : Isidore Isou, Méditation esthétique sur Chaïm Soutine n°3, 1983 (gauche) et Commentaire sur Van Gogh n°19, 1985 (droite) © Salomé Legrand, 2022

Isou avait pour projet d’inscrire son art dans un « cadre supertemporel », c’est-à-dire qui dépasse son temps, qui n’ait plus d’époque de création précise. Pour cela, il n’y avait plus de créateur central, originel et donc limité mais avant tout une œuvre avec des possibilités de création infinies, ouvertes à un nombre illimité de participants à la création de cette œuvre pour lui permettre donc de dépasser ce cadre temporel. Cette volonté prolonge l’inscription du lettrisme dans tous les domaines de la pensée et de la recherche, puisque la permanence et l’évolution de l’œuvre dans le temps permettent d’inclure les progrès de la connaissance et de l’application du lettrisme comme pensée philosophique, plus seulement artistique.

L’appellation lettrisme aurait pu changer au fil de l’évolution et la propagation, l’élargissement du mouvement puisqu’elle fait explicitement référence à la lettre latine, qui est à la base de la réflexion artistique et philosophique d’Isidore Isou. Elle a cependant été rapidement dépassée pour inclure tous les signes graphiques comme les pictogrammes, des symboles, mais aussi toutes sortes d’alphabet ou transcriptions graphiques de phonèmes. L’appellation est au final restée et incarne aujourd’hui ce mouvement fondé dans les années 1940 par Isidore Isou et Gabriel Pomerand.

Figure 3 : Isidore Isou, Portrait de Maurice Lemaître, 1952 © Salomé Legrand, 2019

A l’instar des autres mouvements d’avant-garde du XXe siècle, aux côtés desquels il évolue, et comme évoqué précédemment, Isidore Isou publie des textes jouant en quelque sorte le rôle de manifeste de la pensée lettriste. Ses œuvres incarnent également ce rôle de manifeste, certaines plus tardives reprenant des œuvres réalisées plus tôt dans la carrière d’Isou pour leur faire subir les évolutions visuelles tendant vers par exemple un cadre supertemporel ou l’insertion de nombreux signes graphiques supplémentaires. Il faut noter le nombre très important de publications écrites par Isidore Isou dans le cadre du mouvement lettriste, et ce sur une longue période : dès la création du lettrisme dans les années 1940 jusqu’à la fin des années 1990. L’artiste roumain esquisse même des conclusions sur le mouvement qu’il a propagé.

La figure d’Isidore Isou et son mouvement lettriste sont donc deux « entités » qui, pour moi, sont emblématiques des dynamiques artistiques du XXe siècle : on voit à travers une personne et l’entourage qu’elle se crée la création de tout une pensée philosophique applicable à tous les champs de la vie, qui vise majoritairement à bouleverser les connaissances et les conceptions existant déjà. Le parcours d’Isidore Isou est d’autant plus caractéristique du XXe siècle puisqu’il est fortement touché par la Seconde Guerre Mondiale et qu’il se retrouve ainsi dans un des grands centres de l’avant-garde du XXe siècle, Paris. Un point intéressant à souligner dans la personne d’Isou est sans doute son début précoce de réflexion au lettrisme, lorsqu’il avait dix-sept ans, et son assiduité dans la réflexion et le développement du lettrisme jusqu’à sa mort, en 2007.