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Focus sur le Portrait de Johannes Kleberger d’Albrecht Dürer (1526)

Ce magnifique portrait, peint par Albrecht Dürer, est unique en son genre. Cette réalisation est exécutée deux ans avant la mort de l’artiste. Le commanditaire, Johannes Klerberger avait quitté sa ville natale de Nuremberg pour Berne et y était revenu sous un nom différent et possesseur d’une immense fortune. Il s’éprit de la fille préférée de Pirckheimer, Felicitas et, malgré les oppositions, l’épousa en 1528, soit deux ans après la création du portrait. De manière assez surprenante, quelques jours après leur union, il l’abandonna et partit pour la France. Sa femme mourut 18 mois plus tard et Kleberger passa le reste de sa vie à Lyon où il distribua toute sa fortune aux pauvres. À sa mort, les pauvres érigèrent au «Bon Allemand» une statue de bois dont une copie existe encore.

  • Emulation de l’Antique à la Renaissance :

De nombreux éléments font référence aux monnaies antiques dans ce portrait. A commencer par le médaillon peint dont les couleurs vert-de-gris évoquent celles du bronze oxydé. Les inscriptions indiquant le portraituré et leurs placements correspondent à ceux des médailles antiques. La pose du modèle, de trois-quarts, rappelle celle plus usuelle du profil. 

Cette référence est fortement liée aux portraits officiels qui rendaient visible le pouvoir et qui en montre la légitimité. En effet, les monnaies impériales constituaient l’emblème le plus habituel du pouvoir et assuraient une diffusion largement ramifiée de l’image de l’empereur. Le portrait se distingue aussi par ses traits traduisant un intérêt commun à l’Antiquité et à la Renaissance pour la physiognomonie. Manifestant à la fois l’équilibre des proportions, sur lequel Dürer écrit un traité un an avant la réalisation de ce portrait, et des traits similaires aux portraits impériaux.

  • Les rapports de composition entre le modèle et le cadre :

Le cadre fictif peint, usuellement utile pour justifier la coupure des figures, est ici dépassé par le buste de Johannes Kleberger. Il représente une sorte d’interface entre le modèle et le spectateur du portrait. La figure semble s’animer et sortir de la pièce de monnaie. Dürer crée un monde imaginaire, une abstraction où la figure s’anime dans un oculus orné de lettres d’or. 

  • Eléments énigmatiques liés à la culture humaniste :

Encadrant cette pièce de monnaie se trouvent divers éléments comme le signe du zodiaque du lion entouré de six étoiles en haut à gauche, le fameux monogramme-signature de Dürer avec la date en haut à droite et en bas, un personnage portant trois trèfles à trois feuilles dans chaque main, représentation de la trinité dans l’art chrétien et les « armoiries parlantes » de la famille Kleberger. De plus, à la suite de l’inscription latine présentant l’intéressé, semble être représenté le symbole de Régulus. C’est l’étoile la plus brillante de la constellation du lion. Ce détail témoigne de la fascination commune de l’Antiquité et de la Renaissance pour les astres. Elle était associée à un esprit noble, courageux, à une position sociale élevée, au pouvoir et à la richesse. Ces éléments coïncident avec les désirs d’un commanditaire voulant asseoir son nouveau rang social. 

  • La postérité :

Le portrait possède une multitude de fonctions. L’artiste y voyait l’une des grandes vocations de l’art : conserver l’image des hommes après leur mort. En 1435, le peintre et théoricien de l’art Leon Battista Alberti attribue un force exceptionnelle, presque divine, «forza divina» à la peinture de portrait, rendant l’absence présente et les morts visibles aux vivants des siècles plus tard.  Dürer décontextualise le portrait et offre à son modèle, sans habit, sans contexte autre que celui de la grandeur antique, un caractère atemporel, en dehors de l’espace temps. Johannes Kleberger voyait peut-être dans ce portrait l’occasion de se présenter sous un nouveau jour, de dissiper les doutes sur son caractère. Pour Dürer, c’est une oeuvre de fin de vie, un de ses derniers portraits, c’est l’occasion pour lui de systématiser et de consolider son l’art. Presque testamentaire, il met dans cette huile sur toile toute sa technique, en représentant un visage aux traits posés, possédant à la fois une stature digne et un masque de pudeur. C’est le dernier état de la recherche de l’artiste sur la formule classique du portrait, s’inscrivant dans le désir humaniste de la Renaissance de puiser la vérité chez les Antiques. Plus qu’une simple copie de leur art, il surpasse ce modèle aussi beau qu’inimitable. 

Albrecht Dürer, Portrait de Johannes Kleberger, 1526, huile sur bois, 370×366 mm, Kunsthistorisches Museum, Vienne, Autriche