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Erté, façonneur de la femme Art Déco

Retour sur l’oeuvre de l’artiste polyvalent Erté au cours du XXe siècle et l’influence qu’il exerce encore aujourd’hui au travers de DragRace France.

Erté dessinant chez lui en 1971. Capture d’écran de la vidéo : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cpf11000071/erte

Paloma, illustre gagnante de l’émission de divertissement DragRace France, ne manque pas de surprendre les téléspectateurs quand elle choisit d’arborer une robe longue, grise, argentée, ornée de plumes et d’un boa pour le défilé « Haute-couture » de l’épisode six. La taille ajustée, la silhouette élancée et le regard perçant, l’idéal féminin des années 1920 est sur le plateau. La drag queen invoque Erté et ravive à sa manière une histoire de la mode française du 20ème siècle.

Cet illustrateur, également costumier, décorateur, mais aussi sculpteur se situe au carrefour des influences artistiques du siècle dernier en creusant son sillon dans ce qu’on appellera l’Art Déco. Né Roman de Tirtoff à Saint-Pétersbourg, le jeune artiste voit très tôt le métier du dessin comme une évidence. Malgré les contradictions avec la tradition aristocratique et militaire de sa famille, le jeune Roman choisit la France en 1914 comme son pays d’adoption. Après avoir essuyé quelques échecs, il envoie ses dessins au célèbre Paul Poiret qui reconnaît dans le jeune homme une précision et un talent prometteur. Repéré ensuite par les grands noms du théâtre parisien et par la presse américaine, Roman crée Erté, puis Erté se crée un nom, ses dessins deviennent de véritables symboles.

« Il me semblait qu’il n’y avait jamais eu d’artiste plus prolifique et plus raffiné que ce petit russe, qui peignait jours et nuits des femmes exotiques aux yeux allongés, se tortillant sous le poids de la fourrure, des plumes d’oiseaux de paradis et des perles. »  Selon Howard Greer, costumier Hollywoodien visitant la maison d’Erté

La symphonie en noir par Erté. Capture d’écran de la vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=kLfZzIsDG5I

La Symphonie en noir, inspiration explicite de la drag queen Paloma, est une des illustrations les plus connues de l’artiste. On y reconnaît la volonté de créer un idéal féminin de sveltesse, de « chic » et d’élégance sur de grands aplats de couleur. Par-delà-même les critères de beauté d’autrefois, c’est le style d’une époque qu’on reconnaît, avec une inspiration tirée du milieu du cabaret parisien, mais aussi les prémisses de ce qui deviendra l’Art déco.

Succédant à la polychromie et l’ornementation excessive de l’Art Nouveau, l’Art déco se veut épuré dans la forme, en arborant une géométrie stricte teintée de noir, blanc ou doré. À travers ce mouvement l’idée de la « femme Art Déco » se dessine. Il s’agit de la veuve élégante vêtue de noir, endeuillée par les morts de la Grande Guerre, qui pourtant cherche à évacuer le traumatisme dans la quête de nouveaux divertissements. C’est la sophistication du milieu de la fête qui accélère cette mouvance, la petite robe noire de Chanel en est peut-être le résultat.

« Tout ce que j’ai fait dans l’art est un jeu d’imagination. Et j’ai    toujours eu un idéal, un modèle, le mouvement de la danse. »

La danse puis le théâtre font partie intégrante du répertoire ayant inspiré l’artiste. Influencé plus jeune par les balais de Bakst comme Shéhérazade, les costumes, d’aspect orientalistes se gravent dans son esprit. Au début du siècle, les artistes russes se retrouvent à Paris et les opportunités de collaboration avec Bakst ou Diaghilev se multiplient.

Mata Hari dans sa tenue pour la pièce Minaret (1913). Capture d’écran de la vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=eLShL1a4ZDI

Un de ses premiers succès sur scène s’est manifesté au théâtre dans la tenue conçue pour Mata Hari, célèbre actrice de la pièce Minaret (1913) de Jean Richepin. Selon une esthétique orientaliste, Erté dessine au crayon noir une ébauche affichant les détails de la tenue, des babouches à la coiffe en passant par les lignes en coup-de-fouet brodées sur la tenue.

Après avoir travaillé pour les théâtres, c’est aux icônes d’Hollywood qu’il prêtera son crayon comme à l’occasion du film La Bohème réalisé par King Vidor en 1926. Ses dessins se font à la fois synthèse du luxe de la haute couture parisienne et de l’univers du Cabaret. S’en suivent des années de succès et de travail pour Broadway mais aussi pour le Moulin Rouge et les Folies Bergères.

L’artiste envahit l’univers du divertissement et travaille pour le magazine Harper’s Bazaar pendant la plus grande partie de l’entre-deux-guerres. William Hurst, le directeur du magazine ira même jusqu’à avouer ces quelques mots :

« Que serait notre magazine sans les couvertures d’Erté ? »

Au total, le jeune artiste réalise près de 240 couvertures pour le magazine entre 1915 et 1936, illustrant chacune la « femme Erté » sous toutes ses coutures. Fidèle au style Art Déco, il dessine également un Alphabet en 1927, qui sera redécouvert dans les dernières années de sa vie et renforceront sa posture d’icône de l’illustration. Sont mêlés des corps de femmes élancées dans des positions acrobatiques et des éléments ornementaux divers ayant traits à l’Antique.

Un saut dans le temps est nécessaire pour comprendre la genèse de son art. Les années 1900 font baigner Erté dans un éclectisme à la confluence de plusieurs mouvances. La polychromie propre à la tendance Art Nouveau se retrouve dans ses dessins de femmes. Sa visite à l’exposition universelle parisienne de 1900 est pour lui un moment d’émulation artistique. Être confronté aux chefs-d’œuvre de l’art Nouveau, au prisme des vases de Gallé  ou des meubles de Majorelle est un des éléments déclencheur de sa « fibre artistique ». C’est peut-être ici que l’on peut supposer une influence de Mucha, illustrateurs aux femmes énigmatiques et spectrales à la fois inspirées de l’art folklorique russe et du gothique médiéval.

L’Alphabet d’Erté, lettre « K ». Capture d’écran issue de la vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=eLShL1a4ZDI

L’art antique se retrouve aussi dans l’œuvre d’Erté qui imite la concision graphique propre aux vases grecs, mais aussi à travers la sveltesse des femmes qui ne sont pas sans rappeler les figures de la Villa des mystères à Pompéi. René Lalique réalise également des bijoux inspirés de l’Antiquité comme son pendentif en or figurant Léda et le cygne entourée d’une guirlande de nénuphars. Ce syncrétisme est révélateur du méandre de référence que représente la période de transition Art Nouveau/Art Déco des années 1910.

Plus tard, Erté s’essaie à d’autres disciplines. Il sculpte et expose certaines œuvres en conversant avec les artistes des années 1960 comme Andy Warhol, qui avoue avoir fortement été inspiré par l’illustrateur. Les Beatles ont également fait appelle à Roman de Tirtoff pour la couverture de leur livre. Erté dessine pour le cinéma et pour les maisons de quelques riches personnalités, il devient un artiste total. Le Metropolitan Museum présente ses œuvres dans l’exposition « Erté et Contemporains » au côté des œuvres de Bakst et Goncharova ; véritable hommage qui se solde par un grand succès.

 L’artiste se hisse au rang d’icône de l’illustration puis de la mode, en concevant des robes et des bijoux. Ses costumes connaissent un grand succès auprès des « stars » américaines où françaises alors en vogue, comme Gaby Deslys. Ses apports à la mode sont considérables et suggèrent des propositions audacieuses pour l’époque. Les transgressions de genre dont certains de ses dessins font l’objet, affichant des femmes en pantalon et aux cheveux courts en sont des exemples. C’est en 2022, plusieurs décennies après, que l’univers du spectacle prend de nouveau possession de l’œuvre d’Erté. Les drag queens comme Kam Hugh et Paloma s’en donnent à cœur-joie, redonnant vie aux traits de pinceau de l’illustrateur.

Paloma pastichant Erté, capture d’écran issue de l’épisode six de DragRace France : https://www.france.tv/slash/drag-race-france/saison-1/3728479-un-parfum-de-drag.html

Pour aller plus loin, consulter l’interview de 1971 d’Erté sur le site de l’INA.