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Comptes rendus d'expos

Promenade au bord de la mer des Nabis

Edouard Vuillard, Vue des pavillons, 1910, collection privée

Une allée droite filant en diagonale toujours plus loin, toujours plus haut vers l’horizon maritime normand, traverse un tapis vert sur lequel coulent les ombres émeraude et la lumière mordorée du soleil qui se meurt. Au milieu de ces tâches puissamment contrastées s’épanouissent çà et là des boutons blancs qui répondent aux silhouettes lointaines des promeneurs des bords de mer. Les branches tortueuses des arbres évoquant quelque estampe japonaise semblent quant à elles émerger de la ferronnerie de la fenêtre, qui épouse les courbes et les couleurs du paysage. En bref, c’est la Vue des pavillons qu’offre le peintre Edouard Vuillard en 1910, vendue aux enchères le 16 octobre dernier à l’hôtel Drouot.

Paul Sérusier, Le Talisman, L’Aven au Bois d’Amour, 1888, huile sur bois, Musée d’Orsay
© Musée d’Orsay, dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Les formes simplifiées par leur contour souple et leur coloris traité en aplat ne sont pas sans rappeler – en moins radical – les principes ayant présidé à l’élaboration du Talisman (Orsay), peint par Paul Sérusier en 1888 sous la dictée de Paul Gauguin. La toile proclamait la prééminence de la vision subjective de l’artiste sur le rendu illusionniste de la nature : l’éblouissement lumineux et les reflets mouvants de la rivière dissolvant les formes sont traduits par des silhouettes synthétiques, dans un « équivalent plastique et coloré de la sensation reçue » (Maurice Denis). La suggestion remplace donc la description.

Pierre Bonnard, France-Champagne, 1891, Lithographie en couleurs
© Musée Pierre Bonnard

Cette nouvelle conception de l’art trouve un écho dans le groupe des « Nabis » (de l’hébreu nebîîm, élu), rassemblant des personnalités contrastées, unies dans leur volonté commune d’un renouvellement de la peinture, qui doit selon eux passer par une réforme décorative. Maurice Denis, Paul Ranson, Pierre Bonnard, Félix Vallotton, Edouard Vuillard et bien d’autres soutiennent le principe d’un art total, qui efface les frontières – ténues au XIXe siècle – entre ce qui relève des beaux-arts d’un côté et des arts appliqués de l’autre. Ils peuvent alors trouver dans le vocabulaire décoratif les moyens de leur ressourcement plastique. Ainsi Vuillard insiste-t-il sur les arabesques des formes organiques dans sa composition (ombres, feuillages, branches), créant un fourmillement vital dynamique qui contraste avec le sillon rectiligne de la route et de l’horizon rythmant la composition.

Ce goût pour une ligne libre s’inspire notamment des codes visuels de l’estampe japonaise ; on le retrouve chez les affichistes comme Toulouse Lautrec ou Pierre Bonnard, ce qui traduit une tension commune vers une linéarité essentielle profondément expressive délaissant le naturalisme. Dans sa recherche décorative, Vuillard insiste également sur l’essence bidimensionnelle de son œuvre, tout d’abord en laissant la toile apparente par endroits pour indiquer la bande de sable à l’horizon et la vive lumière sur les arbres, puis en employant des aplats de couleur qui fractionnent les formes au point de rappeler l’esthétique des vitraux, et enfin en utilisant la technique de peinture à la colle sur carton. Cette dernière confère un aspect apaisé aux couleurs, créant cette atmosphère dorée de fin du jour qui semble dilater le temps vers l’éternité d’une nouvelle Arcadie. La poésie du symbolisme n’est jamais bien loin des Nabis…

Bien que l’intérêt du peintre se tourne ouvertement vers les rythmes formels et chromatiques de la nature, le lieu d’exécution du carton lui permet d’évoquer les loisirs balnéaires. En effet, Vue des pavillons a été réalisée à l’occasion du séjour de Vuillard chez son marchand Jos Hessel en Normandie. Elle s’inscrit dans une série de panneaux décoratifs destinée à orner la maison de Villers-sur-Mer des frères galeristes Bernheim. L’évocation – même ténue – des activités offertes par ce séjour au bord de l’eau à la mode depuis le développement des voies ferrées au XIXe siècle est en accord parfait avec la fonction de la résidence. Il représente donc quelques silhouettes se concentrant sur le chemin balayé par l’air marin, profitant d’une balade en famille. La mise en abyme de l’intimité, observée depuis un pavillon résidentiel privé, complexifie un thème qu’il avait déjà traité de plus près avec Jardin publics (1894, Orsay).

Edouard Vuillard, Jardins publics, 1894, détrempe sur toile
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / DR

S.D.