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Cinéma

Voyage en pays sordide : La Fièvre de Petrov de Kirill Serebrennikov

On sort de la salle hagard, la tête embrouillée – l’esprit « enfiévré » par une telle expérience sensorielle. Les plans-séquences en travellings virevoltants nous ont bousculé pendant les quelques 2h20 de ce film virtuose qui nous possède comme une drogue hallucinatoire.

Affiche française de ©La Fièvre de Petrov (2021) Kirill Serebrennikov

La Fièvre de Petrov raconte les démbulations réelles et rêvées du souffreteux Petrov dans les rues d’une ville russe : de l’autobus cosmopolite à un corbillard où il se saoule à la vodka et se drogue à l’aspirine périmé, pour finir chez lui, rejoindre sa femme bibliothécaire qui assassine des inconnus pour s’empêcher d’égorger son fils insolent… Mêlant virtuel et réel, passé et présent, dans un même plan de manière incroyablement fluide, le film peut, il est sans dire, fatiguer. Le déluge de violence et la quantité de digressions produisent une nausée salutaire, un voyage fou dont on ne sort que difficilement. La fièvre se transmet vite au spectateur : tel est peut-être le mal de ce cher Petrov, figure de l’artiste (dessinateur de bandes dessinées) – la transe d’une inspiration chaotique, un désordre monstrueux d’éléments fantasmés et concrets, qui forme l’expérience d’une œuvre.

Rares sont les films qui peignent un portrait aussi cruel de la société russe contemporaine. Une ambiance sordide imprègne l’histoire – la mort, la violence et l’alcoolisme étant présents partout dans cet univers de béton glacé qui caractérise l’architecture stalinienne. Kirill Serebrennikov, ce quasi dissident, très critique du régime poutiniste, a tourné son film pendant son procès pour des accusations contestées de détournement de fonds publics ; de ce tournage, le film tire une atmosphère d’angoisse morbide tout comme il semble également enflammé par la joie manifeste d’un artiste longtemps assigné à résidence et qui peut enfin créer. Son portrait de la Russie est terrifiant. Il montre une société traumatisée par les crimes de l’époque soviétique et des années 1990 – une mémoire qu’elle peine à construire. La révolte, impossible en dehors du fantasme (pensons à la première scène, magistrale), contenue dans un État autoritaire, est déplacée inéluctablement en violence exacerbée contre les autres et contre soi-même : telle est la subjectivité russe, habituée à des siècles de tyrannie et de misère. Cette face sombre de la Grande Patrie – que Serebrennikov, comme Alexeï Guerman ou Andreï Zviaguintsev avant lui, montre ici brillamment – a été perpétuellement occultée par un pouvoir vantant les mérites du Parti ou du Président. La fièvre, c’est cette maladie qui a contaminé toute la Russie, et sur laquelle on ne veut pas mettre de nom.

Pourtant, le glauque suppure toujours de ce spectacle mis en scène par des autorités délirantes. La « Fille des Neiges » merveilleuse de l’enfance de Petrov, jouant dans un spectacle de Noël à la gloire du Parti Communiste, se trouve être une pauvre russe au quotidien bien triste ; son histoire nous est racontée dans un passage étonnant en noir et blanc, rappelant le précédent film du cinéaste, Leto (2018), qui se déroulait également dans l’URSS des années 1980 où l’espoir de liberté fut vite anéanti par la réalité politique et sociale. À travers des références à la culture populaire, détournées par le réalisme crasseux du cinéaste, le film révèle l’envers de la fantasmagorie d’une Russie heureuse et éternelle.

La Fièvre de Petrov s’avère être une danse folle – rythmée d’ailleurs par une excellente bande originale –, éclaboussée de vodka et émaillée de violences multiformes, emportant un spectateur joyeusement assommé. L’ horreur s’y montre dans une légèreté scandaleuse et réjouissante, une ronde du glauque qui glace et fascine.