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Cinéma

Un opéra-rock au clair de lune : Annette de Leos Carax

Sorte de « drame musical » au rythme fou, opéra rock à la poésie sombre et étrange, Annette signe le retour magistral à l’écran du grand marionnettiste du cinéma, Leos Carax, neuf ans après le génial Holy Motors. Marionnettiste, il l’est littéralement dans ce film qui porte le nom d’une enfant de bois -petite Pinocchio des temps modernes, dont la présence accentue la féérie du film. Cette marionnette est la fille de Henry (Adam Driver), un humoriste adepte de la provocation et du scandale, et d’Ann (Marion Cotillard), soprano star d’opéra – un couple qui vit une histoire d’amour grandiose avant un basculement tragique…

Si le film souffre malheureusement de quelques longueurs, notamment dans sa première partie, et si quelques aspects de la narration ne sont curieusement pas assez développés (la subjectivité névrosée et meurtrière de Henry), l’éblouissement produit est réel. La musique des Sparks – qui ont aussi signé le « livret » –, splendide, emporte le spectateur pendant les quelques 2h20 du film. Elle est servie par une mise en scène impressionnante – sur ce point, Carax ne nous a pas déçu. Il combine son style de réalisation expérimental – presque artisanal – à l’envolée de mouvements propre aux comédies musicales : On n’a jamais vu chez le cinéaste un tel surplus de mouvements, avec des travellings enivrants suivant les gestes des personnages, leurs émotions, et la grandiloquence de la musique. La scène la plus fascinante du film est sûrement ce plan-séquence génial, dans lequel le mouvement circulaire de caméra étudie tous les traits de l’amoureux transi (le chef d’orchestre joué par Simon Helberg, qui offre la meilleure performance du film), contant son désespoir au spectateur tandis qu’il dirige les musiciens dans leur musique baroque.

C’est peut-être en cela que le film est le plus marquant : allier une réalisation toute en mouvement, telle une comédie musicale hollywoodienne, à un goût de l’expérimentation propre au cinéma d’avant-garde français dont Leos Carax est le grand relais dans la fiction. Les multiples surimpressions, magnifiques, qui jalonnent le film, rappellent ainsi les grands expérimentateurs des années 1920 (notamment Jean Epstein) tandis que les étranges ralentis évoquent les scènes surréalistes des derniers films de Lynch. Toute la singularité de l’œuvre est là : le mariage d’un artisanat plastique caraxien aux mouvements de caméra et des corps hollywoodiens.

Le poète-réalisateur continue ses réflexions introduites par Holy Motors sur le spectacle et le sens de l’œuvre cinématographique. Car Annette est un film tout en mise-en-abyme : la présence de Carax, en producteur, et des Sparks en musiciens chantant “So May We Start” au début du film, annoncent que tout est un spectacle avoué, se démarquant d’un réalisme feint. La levée du rideau, précédemment, et l’annonce ironique aux spectateurs de “se taire”, jouent encore une fois avec les conventions du spectacle et rappellent les jeux du théâtre et du cinéma surréalistes avec le “quatrième mur”. Le film est tout entier jalonné de ces indices méta-artistiques, s’ajoutant à des décors irréalistes au possible. Le plaisir pour le spectateur en est d’autant plus grand, dans ce jeu avec les conventions de la fiction. Le spectacle cinématographique est dénoncé continuellement, tout comme le spectacle médiatique dont Carax se moque allègrement lorsqu’il décrit le couple people – un spectacle dont le comique Henry a fait sa marque de fabrique, en l’utilisant par son art dangereux du scandale, du “buzz”.

Henry reproduit en fait le geste de Carax : le détournement, hérité des surréalistes, du spectacle. Car quoi de mieux que de dénoncer le spectacle, sous toutes ses formes, en en proposant une version exagérée, folle, poétique ?