Catégories
Cinéma

THE NEON DEMON: BEAUTÉ FATALE

The Neon Demon (2016) est le dernier film en date de Nicolas Winding Refn (Drive, Only God Forgives) et, après sa projection au festival de Cannes en 2016, le film divise très largement la critique, malgré sa sélection officielle. Il reste d’ailleurs un objet de discorde dans la filmographie de Winding Refn, largement acclamé cinq ans avant pour Drive.

The Neon Demon est souvent qualifié de film d’horreur, il est interdit au moins de 12 ans en France et classé R (Restricted, interdit au moins de 17 ans) aux Etats-Unis, mais le film se situe en réalité à la croisée de plusieurs genres majeurs du cinéma et c’est en partie cela qui fait sa force. Il mélange drame, horreur, thriller, cinéma expérimental et même science-fiction d’après le réalisateur.

Cette variété de genres permet d’ajouter une profondeur particulière au film que l’on ressent au travers de trois prismes principaux : la lumière, la couleur et la texture. Ces trois aspects sont sans doute les plus importants et ce sont eux qui portent l’essentiel de l’esthétique du film. Beaucoup pensent que The Neon Demon est une critique infondée et vaine de l’industrie de la mode:  cet univers destructeur et vicieux, qui aspire la vie et l’âme de jeunes filles innocentes en quête de reconnaissance et de gloire. Il est cependant très clair que rien de tout cela ne fait partie du film. Ce n’est en aucun cas une critique du monde de la mode, ce n’est pas l’industrie qui est visée et il n’y a d’ailleurs pas de cible du tout. En réalité, ce sont des thèmes bien plus mystiques et une démonstration de style plus subtile que Winding Refn met en scène dans ce film.

Pendant le défilé, Jessie révèle un autre côté d’elle-même, la lumière bleue et les triangles remplissent l’image © The Neon Demon (2016), Nicolas Winding Refn

Tout d’abord, tous les protagonistes sont des femmes et les personnages masculins ne sont que des archétypes, parfois vulgaires, en miroir de ce que l’on réserve trop souvent aux femmes dans l’industrie très masculine du cinéma. Au-delà de ça, c’est l’atmosphère, l’ambiance et le visuel particuliers du film qui en font sa splendeur cinématographique. Les images sont millimétrées et la plupart des plans sont soit fixes, soit des zoom/dézoom lents, voire de légers travellings sur peu de distance. La caméra joue un rôle plutôt discret, avec un regard très extérieur et des plans en grande majorité à hauteur de visage qui donnent une forte impression d’intimité, tout comme les gros plans. En revanche, le réalisateur conserve toujours une certaine distance avec les personnages, ce qui vient contrebalancer cette proximité et apporte un point de vue à la fois distant  et paradoxalement, immersif. Nous sommes alors plongés dans l’univers du film. Il y a beaucoup de plans d’ensemble qui se remarquent notamment par leur durée. Cela renforce encore une fois l’aspect très lent et contemplatif du film. 

Les visages et les corps des personnages sont au cœur de la problématique et de l’imagerie du film. En cela, le maquillage prend une très grande place, il mêle deux des grands thèmes que nous avons déjà évoqués : la couleur et la texture. Les paillettes, l’or, les pierres précieuses et les sequins sont omniprésents, que ce soit dans les vêtements ou les maquillages. La superficialité s’oppose à la beauté « crue » et malgré ces artifices, c’est la virginité, la pureté et l’innocence de Jessie (Elle Fanning), qui envoûtent tous ceux qui posent les yeux sur elle. Elle finit par s’enivrer de ce sentiment et transforme sa fraîcheur et son innocence en un orgueil et une supériorité qui la mèneront à sa perte.

Partie avec spoilers

La dichotomie la plus essentielle du film est sans doute celle entre superficialité, beauté plastique moderne et physicalité sauvage et archaïque. En effet, le corps est l’entité qui prend le plus de place dans le film. Il est au centre de tout et est montré de manière très sensorielle, que ce soit satiné ou rêche, délicat ou meurtrier. l’importance des sens et du corps est très en lien avec l’aspect mystique du film qui apparaît très rapidement. Celui-ci est très souvent lié à la lumière et aux nombreuses représentations symboliques, notamment du triangle. Le mythe du vampire et le cannibalisme sont omniprésents. Mis notamment en lien avec une sorte de spiritualité païenne et démonique, de l’ordre de la possession. La possession est en réalité le cœur du film : posséder la beauté, vouloir posséder un corps pour en absorber son essence. Le film est une oscillation constante entre féerie et sorcellerie, entre pureté et transcendance orgasmique, de l’ordre du démoniaque. Les symboles sont partout : que ce soit le sang, faux ou non, qui coule en abondance tout au long du film, le motif de la pleine lune ou encore la notion de rituel, de sacrifice et d’absorption par le corps, avec cette anthropophagie spirituelle, mêlée au bain dans le sang d’une vierge, en l’occurrence Jessie.

Le triangle est le symbole qui englobe toutes ces notions-là. Il est l’élément déclencheur de la « possession » de Jessie, de la révélation mystique et quasi démoniaque qui a lieu pendant le défilé. Elle ne voit qu’eux, n’est vu qu’à travers eux. Comme dans Grave (Julia Ducorneau, 2016), le miroir et le reflet de soi sont des moyens de s’approprier son corps et de révéler sa sensualité, son soi caché. Jessie, comme Justine (Grave), embrasse sa propre réflexion, son autre soi à qui elle donne naissance au milieu d’un chaos très visuel, sombre et éclatant à la fois, comme l’est, en définitive, tout le film. Les lumières sont soit rouges soit bleues : ces deux couleurs sont celles que l’on retrouve le plus dans le film. Elles enveloppent les personnages et traduisent des états émotionnels intenses.

Le maquillage que Ruby fait à Jessie pour son premier shooting photo, où elle se retrouve nue et recouverte de peinture dorée © The Neon Demon (2016), Nicolas Winding Refn

En plus de cela, la musique joue un rôle essentiel dans le film. Il y a peu de dialogues et de longs moments de silence. Un thème musical se répète tout le long et c’est d’ailleurs par cette mélodie que le film commence. C’est une musique mystérieuse, un peu angoissante mais assez légère, avec peu de notes. A part celle-ci, la plupart des musiques sont très synthétiques, électro avec des basses régulières et sourdes, parfois à la limite de l’oppressant, comme par exemple pendant la scène de la fête, au début du film. Encore une fois les lumières rouges sont les seuls éclairages au milieu d’un fond noir, les quatre femmes sont seules, se regardent, se jaugent en regardant le spectacle d’un homme attaché par des cordes qui s’élève lentement vers un plafond que l’on n’aperçoit plus, les limites de l’espace étant complètement annihilées par le noir complet de la pièce, rompue seulement par les lumières clignotantes, presque épileptiques, qui rappellent Gaspar Noé dans Lux Aeterna ou Clouzot dans L’enfer par exemple.

Ce film est rempli de symboles et d’opposé et comme la pureté, l’innocence et la fraîcheur de Jessie sont liées à la vie ; l’envie, la jalousie et le désir des trois autres personnages principaux sont quant à eux liés à la mort. Elle-même rattachée au démon et à la nuit, omniprésente dans le film. En effet, Ruby travaille comme maquilleuse, à la fois sur des plateaux et dans une morgue, cet exemple montre avec une grande justesse l’ambivalence de tous les personnages. La fin semble à la fois tragique et logique pour la plupart des personnages : ce penchant pour la sensualité sordide de la mort finira par les rattraper.

Au final, il semble que l’on peut résumer tout cela par une phrase que Roberto Sarno (le créateur de mode mégalomane) prononce après la « révélation » qu’a Jessie pendant son défilé. Pour Nicolas Winding Refn, Que ce soit dans l’harmonie, la nature ou la superficialité, dans le faux ou le vrai : « Beauty isn’t everything, it’s the only thing ».