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The French Dispatch, Maximalisme généreux ou fantasme hermétique d’un francophile ?

En ces temps chaotiques, la sortie d’un film de Wes Anderson prenait des allures d’aubaine. Le cinéaste aux personnages et décors emblématiques proposait une déclinaison de tableaux minutieusement travaillés. Ce programme augurait une promesse, celle d’être transporté pour le temps d’une séance dans une version harmonieuse et chatoyante de la France.

The French Dispatch, antenne française du journal kansasais The Evening Sun, fait face à la disparition de son rédacteur en chef Arthur Howitzer Jr (Bill Murray). Suite à cette tragédie et selon ses dernières volontés, un ultime numéro doit être publié et réunir trois articles antérieurs. Comme pour lire un hebdomadaire, nous parcourons chaque rubrique, ici présentée sous la forme de divers courts-métrages, où nous adoptons le point de vue de trois journalistes de renom.

Locaux du French Dispatch à Ennui-sur-Blasé, ©The French Dispatch, 2021, Wes Anderson

« Ce n’était pas une troupe d’acteurs, j’ai vu une maison de poupées. » Je n’avais pas forgé mon opinion que celle d’un ami estompa le silence qui suivit la sortie de la salle. Alors que The French Dispatch semblait réunir tous les éléments propres à la renommée de Wes Anderson, pourquoi la magie n’avait-elle pas opéré?

Lors de notre promenade à Ennui-sur-Blasé, lieu d’édition du French Dispatch et archétype cinématographique de la ville française, il est impossible d’ignorer cette abondance visuelle convoquée par Wes Anderson. Owen Wilson, qui depuis Midnight in Paris n’a pas fini de visiter l’Ile de France, nous offre un tour d’Ennui à vélo en une succession rapide de plans d’ensemble. Ironiquement, cette technique pourtant fétiche au réalisateur devient annonciatrice d’un problème de rythme sous-jacent au film. Pris par sa présentation, Herbsaint Sazerac (Owen Wilson) finit par tomber à vélo et on en vient à se demander si le film ne va pas trop vite pour ses propres personnages.

Herbsaint Sazerac (Owen Wilson) véritable explorateur d’Ennui, ©The French Dispatch, 2021, Wes Anderson

Les plans, les décors et les personnages s’enchaînent sans que nous ayons eu le temps de nous en imprégner. La frustration est grande, car nous savons que le travail est méticuleux et qu’à chaque instant la substantifique moelle de Paris défile sous le prisme d’un kaléidoscope. Il nous est impossible de saisir l’ensemble des informations présentées, une fois la machine lancée, nous sommes sur les canaux du Small World de Disneyland.

De plus, le casting prestigieux de The French Dispatch vient en partie desservir la perception que nous avons du film et renforcer cet aspect de figurines creuses. A la différence du reste de la filmographie de Wes Anderson, nous n’avons pas le temps de développer une quelconque sympathie pour les personnages. Là où The Grand Budapest Hotel multipliait les têtes d’affiches, les protagonistes pouvaient évoluer dans un scénario simple sur fond de conflit d’héritage. Ici, le découpage en historiettes ne nous permet pas de soustraire aux acteurs leur fonction publique de célébrités. Chaque intervention devient alors un caméo, aucun membre du casting n’a le temps d’occuper l’espace et son rôle, au point que le réalisateur semble être le seul à s’amuser avec ses idées.

Une affiche mettant en avant un série de noms évocateurs, ©The French Dispatch, 2021, Wes Anderson

Toutefois, si nous prêtons attention à la mise en scène de The French Dispatch, il serait erroné de dire que Wes Anderson n’a pas eu conscience des effets qu’aurait ce trop plein d’informations. Que ce soit à vélo, en fauteuil roulant, en mobylette ou encore en voiture, les personnages se déplacent rapidement. En y repensant, Herbsaint Sazerac est tombé car le réalisateur l’a voulu. La vitesse est convoquée dans chaque action et il est donc normal de ne pas pouvoir tout observer. Wes Anderson nous offre des visuels dont il a le secret mais n’invite pas à la contemplation. A l’instar de notre propre existence, nous ne nous attardons pas sur la beauté qui réside dans chaque détail de notre environnement. Les journalistes appelés à paraître dans l’ultime numéro de l’hebdomadaire sont confrontés à un problème similaire. Tenus par des sujets bien précis et des deadlines à respecter, leur point de vue se focalise sur ce qu’ils doivent raconter. Lorsque nous écrivons un article, nous ne nous attardons pas sur le cadre ô combien charmant dans lequel nous travaillons, nous ne divergeons pas sur les fauteuils rouges du cinéma où le film a été projeté, notre objectif est de vous parler d’un sujet bien précis. Wes Anderson effectue un travail d’adaptation complexe, il n’est pas question d’une œuvre romanesque, ce sont des rubriques spécialisées qui sont portées à l’écran.

Ajoutons à cette lecture une autre dimension, plus métaphysique, qui transparaît dans la psychologie de ses personnages et qui s’étend jusque dans les accès maximalistes du réalisateur. Que ce soit Max Fischer (Rushmore) et ses multiples statuts de président d’associations du lycée, Chas Tenenbaum (The Royals Tenembaums) qui surprotège ses enfants depuis le décès de sa femme ou Steve Zissou (The Life Aquatic with Steve Zissou) et sa volonté de tuer le requin-jaguar qui a dévoré un ami, tous sont animés par la quête de maîtrise absolue de leur environnement. Ce besoin est par ailleurs visible chez beaucoup de personnages de The French Dispatch. Qu’elle soit esthétique, idéologique ou sensorielle, la maîtrise absolue est vectrice de sens, elle est un mode de vie auquel adhère aussi le réalisateur puisqu’il le présente et le pratique. Avec Wes Anderson, les décors sont millimétrés, la prosodie des répliques ne laisse pas place au hasard et le réalisateur pousse le vice jusqu’à mêler son monde au nôtre. A la sortie du film, des pop-up stores distribuaient l’ultime numéro du journal de Howitzer Jr. Tip-Top le crooner fictif interprété par Jarvis Cocker (ex leader du groupe Pulp), sortit un album de reprises de chansons françaises le jour de l’avant-première. La création d’une œuvre totale mène au moment où l’art et la vie ne font plus qu’un, la fiction vient brouiller les frontières du réel et il est alors logique de se sentir submergé par un tel film.

Zeffirelli (Timothée Chalamet) et Juliette (Lyna Khoudri) au café Le Sans Blague où la reprise d’Aline de Christophe par Tip-Top (Jarvis Cocker) sert de toile de fond à une romance très libérée, très Mai 68. ©The French Dispatch, 2021, Wes Anderson

A la fin de The French Dispatch, j’étais en proie à la digestion difficile de ce festin cinématographique. Ce film est comparable à un repas de famille chez grand-mère : on connaît tout le monde (de près ou de loin), l’ambiance est réconfortante, on sait que la nourriture y est bonne; mais le repas finit par traîner en longueur quand mamie nous sert son troisième plat de résistance. A l’issue de cette réunion, on a été content de se voir mais il a été impossible de tout capter de l’instant tant nous étions pris dans un brouhaha d’informations. On sort donc convaincu d’avoir passé un bon moment, sans avoir vraiment savouré, tout en espérant que tonton Bill ne casse pas sa pipe avant la prochaine fois, car mine de rien, on adore le voir bougonner ce tonton Bill.