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Le temps, c’est toujours du présent : Sonate d’Automne d’Ingmar Bergman et La Fleur du Mal de Claude Chabrol

Comment construire l’architecture d’un film autour de l’évocation de deux temps qui interagissent ? Le souvenir peut être mis en scène de façon à montrer une rupture et une distinction, un « avant » et un « après ». Dans le film Ibrahim, réalisé par Samir Guesmi et projeté au cinéma en 2021, le passé est évoqué pour mettre en avant le point de rupture dans la relation entre le personnage éponyme et son père. Les souvenirs heureux de leurs rapports sont mis en scène de manière idéalisée grâce à un voile rayonnant nappant les images qu’il se remémore de façon euphorique. La césure n’est pas la seule manière d’évoquer le temps au cinéma. Claude Chabrol expliquait la manière dont il avait conçu l’allusion de souvenirs dans La Fleur du Mal : « Je l’ai filmé comme Kant l’imaginait : le temps, c’est toujours du présent »[1]. La distinction trop nette entre le passé et le présent apparaît donc comme trop dichotomique ; les différents temps du récit doivent être envisagés selon leur permanence et leur simultanéité, selon la manière dont ils se confondent.

Face à toutes les possibilités d’évoquer le passé comme continuant d’exister dans le présent, deux films mettent en scène le souvenir comme un dispositif fondamental de la narration. Le premier est donc un drame familial, La Fleur du Mal de Claude Chabrol, réalisé en 2003. Ce film explore le postulat selon lequel la culpabilité serait transgénérationnelle et donc qu’un crime non expié entraînerait des répercussions sur les descendants de la famille. Le personnage de Tante Line est associé au souvenir : son histoire revit à travers son neveu et sa nièce. Ingmar Bergman s’intéresse également à la mémoire dans Sonate d’Automne, réalisé en 1978. Dans ce huis clos où une mère rend visite à sa fille qu’elle n’a pas vu depuis longtemps. Les souvenirs resurgissent et les tensions se catalysent entre les deux femmes, donnant lieu à une confrontation de leurs expériences et de leur propre perception de leur histoire commune. Le souvenir intervient donc dans la narration : la maison dans laquelle Eva vit à présent contribue néanmoins à l’unité spatiale, bien que les souvenirs de plusieurs époques sont convoqués. Les deux films parlent donc de non-dits dans les relations familiales, et mettent donc le mécanisme de la mémoire au cœur de leur propos. Ils s’intéressent particulièrement aux liens qui unit les générations : dans La Fleur du Mal, sur la manière dont les actions de Tante Line entraîne des conséquences sur son neveu et sa nièce, et dans Sonate d’Automne, sur le lien mère-fille. Les vécus se confrontent, entre parallèles et ruptures.

Les souvenirs dont il est question tourmentent les personnages et font donc partie intégrante du présent. Dans La Fleur du Mal, Tante Line continue de revivre sans cesse les moments passés avec son frère et leur relation interdite ainsi que sa conclusion dramatique. Eva, le personnage de Sonate d’Automne, se remémore à l’occasion de la venue de sa mère, les souvenirs d’une enfance dans l’ombre de cette dernière. La situation de départ présente cette mémoire comme impossible à accepter complètement. La simultanéité des temps est donc au cœur de leurs histoires : ils continuent de vivre avec eux, sans parvenir à les accepter parfaitement. La représentation et la mise en scène de ces souvenirs peut être représentée de plusieurs manières.

©La Fleur du Mal, Claude Chabrol, 2003

La Fleur du Mal fait le choix de ne pas représenter le souvenir par le biais des images. Au contraire, puisque l’image est ce qui permet de représenter le présent. Le passé est évoqué grâce au son, permettant aux deux couches temporelles de se superposer et d’interagir. Les plans rapprochés sur le visage nostalgique et pensif de Tante Line, aux sourires en coin terriblement nostalgiques, se confrontent avec des voix, des bruits qui nous transportent dans sa mémoire. Ces deux couches nous permettent de ressentir avec elle toute la nostalgie et l’amertume qui la submerge à l’instant où, au-delà de juste se souvenir, elle revit ces moments qui lui sont chers et ceux qui l’ont traumatisée. Au moment où son neveu et sa nièce vont dans la maison où elle a vécu, ces souvenirs se font plus présents. Elle convoque la mémoire de cette maison où les souvenirs sont encore contenus comme des fantômes qui continuent de l’habiter. Ils continuent d’exister d’une autre manière. Le film fait donc le choix de créer des couches entre l’image et le son, afin d’évoquer un passé qui continue d’être présent.

Au contraire, Sonate d’Automne choisit de représenter le souvenir en image, en superposant les voix des personnages qui viennent les expliquer dans le présent. Cependant, ces souvenirs ne sont pas des flash-backs en tant que tels ; nous n’avons pas accès à ce qui est réellement passé mais plutôt à l’image mentale que s’en font les personnages. La mise en scène est par conséquent artificielle, les lumières semblent factices et exagérées. Les plans sont fixes, assez éloignés des personnages qui y sont montrés comme sur une scène de théâtre. Eva se représente ainsi ses souvenirs, qui n’ont pas vocation à être exacts : ils représentent son ressenti et la manière dont elle envisage son passé. Ces scènes semblent paradoxalement impersonnelles. Par exemple, les souvenirs d’Eva sont souvent vus d’une autre pièce dont la porte est ouverte ou des objets se trouvent au premier plan, la reléguant inexorablement au second plan, tout comme elle l’est dans la relation avec sa mère. On voit notamment Eva enfant se regardant dans un miroir, un lit et un piano occupant l’image, en même temps que cette dernière explique en voix-off la solitude qu’elle ressentait à ce moment-là. Eva fait appel à cette image, qu’elle conçoit avec son regard actuel afin d’éclairer sa situation et ses sentiments : le miroir forme un cadre qui accentue son isolement. Le passé est donc présenté à la lumière du présent. Ces souvenirs expliquent la mélancolie des deux femmes, qui s’égarent dans ces images.

©Sonate d’Automne, Ingmar Bergman, 1978

Que ce soit l’image ou le son qui figurent le passé ou le présent, les deux temps cohabitent dans le récit. L’évocation de ces souvenirs, encore douloureux avec regret, souffrance et rancœur, nous permettent de comprendre ces personnages qui errent sans cesse dans leur passé. Eva et Tante Line, lorsqu’elles font appel à cette mémoire dans une discussion avec respectivement leur mère et leur nièce, se laissent à nouveau submerger par ce qu’elles n’arrivent pas à accepter. La focale utilisée dans Sonate d’Automne permet de voir simultanément les visages de la mère et de la fille qui confrontent leurs ressentis. Ces conversations sont mises en scène grâce à des plans rapprochés sur les visages, permettant de mieux comprendre l’intimité des personnages. Tante Line condense cette perception du temps grâce à une formule qui semble terriblement nostalgique et poétique :« Le temps n’existe pas tu verras. C’est un présentperpétuel ».

[1] Claude Chabrol à l’Express