La Fiancée du pirate (Nelly Kaplan, 1969) : le revenge movie avant l’heure ?
Pour Nelly Kaplan, son film La Fiancée du pirate est « l’histoire d’une sorcière des temps modernes qui n’est pas brûlée par les inquisiteurs, car c’est elle qui les brûle. ». Une jeune femme vivant seule dans les bois avec sa mère et leur bouc noir, voilà de quoi passer pour une sorcière. Malgré l’intérêt de la cinéaste pour l’occulte, point de magie ici. Si les villageois se laissent ensorceler, ce n’est qu’à cause de leur bêtise et leur libido. Cette pseudo sorcière est incarnée par Bernadette Lafont, déjà célèbre à l’époque, ancienne égérie de la Nouvelle vague française. Le titre La Fiancée du pirate est une référence à L’opéra de quat’sous (1928) de Bertolt Brecht et Kurt Weill.
La Fiancée du pirate est le premier long-métrage de la réalisatrice franco-argentine, ayant alors à son actif huit courts et moyen-métrages documentaires. Elle débute sa carrière en France dans le journalisme puis devient collaboratrice du cinéaste Abel Gance.
Marie (Bernadette Lafont) et sa mère vivent en marge d’un petit village français. Sans papiers et précaires, les villageois les tolèrent seulement pour mieux les exploiter et les harceler. Après la mort accidentelle de sa mère, les agressions sexuelles se multiplient à l’encontre de Marie. Mais lorsque le garde-chasse tue son bouc, car elle refuse ses avances, Marie se rebelle. Elle fait désormais payer les hommes qui réclament ses faveurs sous menace de les dénoncer à leurs épouses.
Le rape and revenge movie est un sous-genre du cinéma d’horreur. Comme l’indique l’expression les scénarios consistent en la vengeance, généralement crue, par les proches ou la victime du viol. Ce type de films prend racine dans La Source (1960) de Ingmar Bergman puis se développe avec une violence accrue chez Wes Craven dans La dernière maison sur la gauche (1972) (1.). La victime de ces scénarios devient castratrice pour exorciser les violences sexuelles et patriarcales qu’elle a subi. Dans La Fiancée du pirate, seulement trois ans avant le film de Craven, la jeune femme prend sa revanche sur ses harceleurs mais de façon plus subtile. La critique sociale est plus attisée par le grotesque et le loufoque des personnages que par l’horreur ou la violence. Le personnage se venge de ceux qui ont sexuellement abusé d’elle, mais aussi de celles et ceux qui l’ont exploitée et ne l’ont jamais intégrée à cause de son statut d’immigrée.
Sans poser de jugement sur le travail du sexe, Nelly Kaplan permet ainsi à son héroïne de se libérer en disposant de son corps comme elle le souhaite, en dehors du système patriarcal et capitaliste qui l’oppressait. Marie incarne aussi la libération sexuelle post Mai 68. Comme dans la bande originale du film, écrite par Georges Moustaki et chantée par Barbara, elle « s’offre à tous les vents sans réticence », homme comme femme, du moment qu’elle peut s’en servir pour sa vengeance. Une affiche sur sa porte fait aussi mention des moyens de contraception, légalisée depuis 1967 en France.
Marie est désormais indépendante grâce à l’argent qu’elle amasse, elle s’amuse à acheter tout ce qui lui plaît surtout si elle n’en a pas besoin. Elle transforme sa cabane en collection exubérante d’objets en plastique coloré comme un pied de nez à tous ceux qui l’ont laissée dans la précarité jusqu’à présent. Elle juxtapose ses achats comme un assemblage d’art abstrait ou un collage dada.
Le long-métrage se veut être un hommage au cinéma, qui a un rôle libérateur : quand Marie découvre La Comtesse aux pieds nus (J. Mankiewicz, 1954), elle décide enfin de s’émanciper de ce village et de cette vie insatisfaisante. C’est grâce au projectionniste ambulant que Marie a accès à la grande ville, à l’innovation (magnétophone, sèche-cheveux…) et aux images du monde extérieur. Le cinéma élargit les horizons du personnage tout comme pour la cinéaste lorsqu’enfant, elle passait ses matinées dans les salles obscures.
En faisant référence au film de Mankiewicz, Nelly Kaplan évoque la figure cinématographique incontournable de la femme qui outrepasse les conventions et le paie de sa vie. Sauf que dans La Fiancée du pirate, le personnage est plus habile et déterminé que ceux qui souhaitent la voir morte. En les prenant à leur propre jeu et à leurs vices, elle sème la panique.
N. Kaplan réalise une satire de la société française des années soixante digne de Pagnol, encore plus acerbe, entre les villageois faussement prudes et de bonnes mœurs qui sont tous hypocrites. Il y a peut être là un aspect autobiographique, celui d’une jeune femme étrangère qui a pu subir la xénophobie dans le milieu du cinéma dominé par les hommes.
Plus léger que les rape and revenge movie, c’est un film remarquable qui offre une fin plutôt amusante par la vengeance délectable de Marie. Les villageois aimeraient répliquer mais ils ne trouvent que son palais de plastique en ruine auquel elle a déjà mis le feu. Elle s’en va guillerette au gré de ses envies, pieds nus et libérée de sa rancœur.