« …dans la nuit la liberté nous écoute » : Un condamné à mort s’est échappé, le chef d’œuvre de Robert Bresson
« La Cinetek », la plate-forme des cinéphiles, met à disposition de ses abonnés ce mois-ci le chef d’œuvre de Robert Bresson. A l’occasion d’une rétrospective spéciale « Huis Clos », le service de VOD aborde une thématique, d’actualité depuis maintenant un an, qui ne peut que parler aux traumatisés du confinement et du couvre-feu que nous sommes tous. Et qui a de quoi nous faire relativiser sur les conditions de notre enfermement.
Un condamné à mort s’est échappé (1956) raconte en effet l’évasion rocambolesque du lieutenant Fontaine (joué par François Leterrier, décédé il y a peu), arrêté et condamné à mort en 1943 par les autorités nazies, de la prison de Lyon où il était emprisonné. Le film marque le début d’une vague de « films de prison » dans le cinéma français – du magnifique film de Jacques Becker, Le Trou (1960), qui reprend le réalisme quasi documentaire du film de Bresson en y apportant une touche de dramaturgie, au grand film de Jacques Audiard, Un Prophète (2009), aux enjeux plus contemporains.
Le spectateur ne peut qu’être happé par le parcours du lieutenant Fontaine, de son entrée à la prison à sa folle libération. Car si le titre du film révèle d’avance son issue, toute l’aventure du personnage nous passionne, une tension maximale étant sans cesse maintenue par la mise en scène. Le film suscite d’autant plus notre intérêt qu’il s’agit bien ici d’une histoire vraie, aussi improbable peut-elle paraître. Nous en sommes prévenus dès le début du film par un carton introductif signé par le réalisateur : « Cette histoire est véritable. Je la donne sans ornements… ». En effet, le scénario est adapté de l’histoire d’André Devigny qui, après avoir subi la torture de Klaus Barbie, est parvenu à s’évader de la prison Montluc de Lyon pour rejoindre la Suisse puis la Résistance française en Afrique du Nord.
C’est donc « sans ornements » que Bresson veut raconter son histoire, fidèle au réalisme humble mais puissant qui fait tout son style. Aucune dramatisation de l’action, aucune héroïsation poussée du personnage ne viennent contrarier la fluidité de la mise en scène, qui s’attache à montrer les faits bruts, comme ils sont. Le film souligne la vie immonde du détenu déshumanisé par l’oppresseur nazi ainsi que son travail acharné, dans toute sa matérialité, pour confectionner les outils de sa libération. Avec une précision méticuleuse, la caméra montre en plans serrés les mains des détenus qui s’échangent des messages sur des petits bouts de papiers ; le démontage lent et si possible silencieux des planches de la porte de la cellule ; le tissage des cordes faites de bric et de broc ; les mains qui tremblent ; le visage défait de Fontaine dès que surgit la peur d’être découvert… La précision du détail accentue la tension exercée par le film, et permet une immersion d’autant plus forte du spectateur au côté du détenu, le rendant complice pendant une heure trente de son secret plan d’évasion.
La placidité des visages n’empêche pas l’émotion qui peut y transparaître, et donc la complète identification du spectateur avec les personnages. Si Bresson voyait bien l’acteur comme un « modèle »1, dont il fallait écarter toute trace de jeu dramatique, c’était bien pour faire ressortir sa « manière d’être intérieure », la vérité cachée de l’âme humaine, incarnée dans un corps illisible mais éclatant d’émotion. Cette mystique du modèle chez Bresson parvient, dans chacun de ses films, à dénicher l’« essence pure » cachée dans chaque homme. Le modèle bressonien, « enfermé dans sa mystérieuse apparence », illustre la capacité ontique du cinéma, sa puissance de dévoilement de la vérité de l’homme.
Un condamné à mort s’est échappé est un de ses grands films que l’on n’oublie pas, noble par ses idéaux, immense par sa mise en scène. Son art de la simplicité et du suspense en fait un film unique dont la puissance résonne toujours autant aujourd’hui. Le spectateur, quasiment torturé par les épreuves que doit subir Fontaine pour réussir son évasion, en sort grandi par un dénouement tout à la gloire de la liberté retrouvée. Cette liberté transcende l’image : elle nous montre à quel point nous avons besoin d’elle, à quel point nous en avons le goût, à quel point elle peut nous manquer. La liberté fait toute notre humanité, et c’est tout à l’honneur d’Un condamné à mort s’est échappé de nous le rappeler – et en cela, c’est un film bien nécessaire.
Citation du titre: Extrait du « Chant des Partisans », écrit en 1943 par Maurice Druon et Joseph Kessel.
- Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1975.