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Les musées face à la crise sanitaire : interview de Madame Françoise Froger, conservatrice du musée de Tessé au Mans

Interview réalisée par Garance Giachini

Remerciements à Madame François Froger

Le 16 février 2021, nous avons eu l’opportunité d’interviewer Madame Françoise Froger la conservatrice du musée des beaux arts du Mans, le musée de Tessé, afin de parler avec elle de l’impact de la crise sanitaire sur son établissement.

Le musée de Tessé abrite des collections de peintures italiennes, flamandes, hollandaises et françaises du XVème au XIXème siècle, mobilier, sculptures, objets d’art ainsi qu’une galerie égyptienne inaugurée en 2001 où sont présentées des reconstitutions grandeur nature des tombes de la reine Nofretari, épouse de Ramsès II et de Sennefer, maire de Thèbes.

Lorsque le musée de Tessé a dû fermer ses portes pour le premier confinement le 17 mars 2020, il présentait une exposition s’intitulant : « Jeux de balles, jeux de ballons » qui avait débuté dès le 30 novembre 2019. Celle-ci était conçue comme une invitation à découvrir, de la fin du XIXe siècle à nos jours, ce que l’art et les artistes disent du sport par l’intermédiaire de ces objets d’apparence triviale que sont balles et ballons. Plus de 80 œuvres ont été prêtées pour réaliser cette exposition qui présentait de peintures, sculptures, dessins mais également vidéos et installations, dont certaines étaient de Maurice Denis, Pablo Picasso, Gérard Deschamps et Adel Abdessemed.

TB : Quel est votre parcours professionnel ? Qu’est ce qui vous a amené à être conservatrice ?

Madame Françoise Froger © Paulo Pacheco

FF : J’ai commencé par faire une maîtrise en 4 ans d’histoire à l’Université du Maine, aujourd’hui cela correspondrait au M1 de recherche. Durant ces études, je me suis demandée ce que je pouvais faire car je n’avais pas envie d’être professeure. Un jour où je me trouvais à Paris je suis tombée complètement par hasard sur le programme de l’École du Louvre. Et à ce moment là je me suis dis : voilà c’est ça ce que je veux faire. Sachant qu’au cours de ma maîtrise on avait juste quelques petites notions en histoire de l’art et c’était ce que je préférais. Il n’y avait pas de passerelle donc j’ai dû recommencer en première année dans cette nouvelle école. Finalement c’était bien car je n’avais pas de grandes connaissances en archéologie par exemple. 

Autant l’Ecole du Louvre est aujourd’hui calquée sur les diplômes universitaires mais avant cela se passait en 4 ans, à la fin de la troisième année il fallait avoir 14 de moyenne en spécialité, moi j’avais pris archéologie grecque, pour accéder à la quatrième année. Puis j’ai eu mon diplôme de muséologie, j’ai adoré cette année même si je n’avais jamais fait de chimie organique ! C’est une année passionnante. Après 8 ans d’études je n’avais pas le courage de passer le concours de conservateur, même si j’aurais dû. Mais à la fin de ma 4e année à l’école j’ai eu l’opportunité de faire des vacations au département des sculptures du musée d’Orsay, je faisais 3 mois renouvelables où je travaillais à la documentation mais ce n’était pas un contrat. J’ai adoré aussi et je me suis alors spécialisée dans la sculpture du 19e siècle. J’ai fait cela pendant 1 an voire 1 an et demi.

Pendant ce temps j’ai fait un stage au Musée de Tessé car j’étais Mancelle d’origine. Là, j’ai découvert quelque chose dont on ne nous parle absolument pas à l’École du Louvre à savoir le service des publics, avec une des conservatrices de l’époque qui était Françoise Chasserand : là ça a été ma révélation. Après, j’ai été également prise en vacation au musée de Tessé. Et ensuite j’ai eu un contrat CDD car quand je suis arrivée il n’y avait rien entre le poste de conservateur et de gardien… Sauf que je n’avais toujours pas envie de passer le concours. Je suis restée près de 10 ans sous le contrat. J’ai attendu la réforme de la filière culturelle qui est arrivée en 1992. Ils ont crée des postes comme les assistants de conservation, les assistants qualifiés de conservation, les agents du patrimoine, attachés de conservation…

J’ai passé le concours d’attachée de conservation que j’ai eu. Et puis avec l’ancienneté et aussi du fait que je travaille au sein d’une collectivité territoriale il y a eu un poste de conservateur qui s’est libéré et je suis passée conservateur mais grâce à mon dossier. J’ai eu cette chance de ne pas passer le concours et même au sein d’une collectivité, passer d’attachée de conservation à conservateur c’est très difficile car on nous demande forcément le concours : moi j’ai vraiment eu beaucoup de chance et une belle opportunité.

Depuis qu’Alice Gandin, la directrice des musées du Mans, est arrivée avec ma collègue Carole Hirardot qui est attachée de conservation, nous sommes chacune chargée des collections. Carole s’occupe du XIVe et XVIIIe siècles et moi du XIXe et du XXIe siècles. Je suis aussi chargée des restaurations. C’est un métier passionnant où on ne s’ennuie jamais et où on apprend toujours.

TB : Suite aux mesures gouvernementales, comment s’est passée cette période du 1er et 2e confinement avec la fermeture des musées ? Etiez-vous en télétravail ? Aviez-vous accès aux  collections du musée et comment avez-vous géré les œuvres de votre exposition temporaire ?

FF : On a tous appris le premier confinement du jour au lendemain. Nous avons fermé le dernier week-end de l’exposition « Jeu de balle, jeu de ballon », mais on a pu faire tout de même des entrées. Nous sommes venus travailler le lundi 16 mars 2020 et nous avons mis tout ce qu’il était possible de mettre sur clé usb et emporté par la suite plein de choses car les musées devaient être complètement fermés. Le premier confinement a été pour nous pleinement du télétravail à temps complet. Personnellement, j’ai tout de même très bien vécu cette première période (en plus on n’est pas dérangé par les coups de fils ! ). Nous étions toujours en relation les uns avec les autres. Le problème c’est que nous avons un réseau informatique qui nous permet de communiquer avec toute l’équipe, mais il était impossible de l’avoir chez nous donc tous les documents ont été mis sur clé usb.

Comme tous les musées devaient rester fermés, les œuvres de notre exposition en cours «  Jeu de balles, jeu de ballons » sont restées dans le noir car on ne pouvait pas faire de transports. (…) Toutefois, les responsables des bâtiments passaient régulièrement pour voir si tout allait bien, pour vérifier le climat notamment.

Françoise Froger

Comme tous les musées devaient rester fermés, les œuvres de notre exposition en cours «  Jeu de balles, jeu de ballons » sont restées dans le noir car on ne pouvait pas faire de transports. Les œuvres étaient toujours à leur accrochage. Heureusement que nous étions assurés. Toutefois, les responsables des bâtiments passaient régulièrement pour voir si tout allait bien, pour vérifier le climat notamment. Donc les œuvres sont restées en place jusqu’au déconfinement où là, la régisseuse a prévu leur retour et nous nous sommes tous organisés en conséquence. 

Nous avons tous retravaillé et le musée à réouvert le 20 mai avec tout le protocole sanitaire. Le musée avait une jauge où il ne pouvait pas accueillir plus de 25 personnes par étages. Après, l’établissement pouvait contenir 150 visiteurs. Le problème c’est que cet été le musée a accueilli très peu de centres de loisirs (il fallait qu’ils ne viennent qu’à 12 en raison des jauges dont 2 animateurs), c’était compliqué mais certains sont tout de même venus. En revanche, les entrées ont été en légères augmentation par rapport à l’été précédent car cette année les visiteurs individuels étaient plus nombreux : les gens sont partis moins loin et sont venus visiter les musées.

Pour le deuxième confinement, nous avons dû fermer le 29 octobre 2020 mais rien ne nous obligeait cette fois-ci à être en télétravail. Nous pouvions donc retourner travailler au musée. Nous avons demandé à rouvrir pendant 10 jours en décembre pour accueillir certaines classes. Tous les musées du Mans avaient réouvert à ce moment là. Nous avions l’autorisation de la mairie mais aussi des renseignements contradictoires nous parvenaient depuis le rectorat. Nous avons été contraints d’arrêter la semaine avant les vacances de Noël. Et désormais avec les nouvelles mesures, le musée ne reçoit plus de groupes. Bien effectivement toute la programmation culturelle comme les concerts a été annulée.  

TB : Comment s’est passée cette période pour les salariés du musée ? Aviez-vous toujours des revenus ?

FF : Les surveillants restent chez eux mais certains ont voulu changer de structure, une de nos surveillantes est allée en EPHAD car elle voulait se sentir utile. Mais nous sommes de la fonction publique et nous avons une chance incroyable car nous nous couchons le soir en n’ayant aucune crainte pour notre salaire : c’est royal.

TB : Ces confinements ont-ils été propices à la recherche de nouveaux projets et de perspectives d’avenir ?

FF : Le confinement nous a fait réfléchir et avoir de nouveaux projets, notamment chez les médiateurs. D’autant plus qu’avec le chantier qui se prépare nous n’avons pas le temps de nous ennuyer : entre le chantier des collections, informatiser les collections… Nous avons pour ambition de transformer l’organisation des musées du Mans en passant de 4 à 3 musées. A côté de cela, je prépare les futures collections.

TB : La crise sanitaire a dû bousculer votre agenda culturel, les prêts des œuvres, les assurances, …comment avez-vous géré tout cela ?

FF : Lorsque nous avons reconfiné au mois de novembre j’avais repoussé l’exposition à venir qui devait  avoir lieu fin novembre et je l’avais déjà décalée au 13 février 2021 et puis au 20. Mais dès la rentrée des vacances de Noël nous nous sommes dit que c’était impossible au niveau des transports de maintenir cette exposition, donc j’ai repoussé encore une fois cette fois-ci au 10 avril 2021. Par conséquent, j’ai dû envoyer des mails à tous les prêteurs des musées, des galeries, des collections privées le 15 janvier 2021, pour savoir s’ils étaient d’accord pour nous prêter les œuvres sur une plus longue période. Il faut savoir qu’en ce moment on se tient les coudes : on est tous compréhensifs

Le musée de Grenoble nous prête une œuvre de Soulages et une d’Hartung mais je me demandais : est-ce qu’ils vont accepter ? Ou est-ce qu’ils n’en n’ont pas besoin pour les prêter à d’autres musées ? Et c’est pareil pour Beaubourg qui devait nous prêter deux Soulages… je me suis posée beaucoup de questions. Mais nous n’avons eu aucun refus. Nous partons du principe d’ouvrir le 10 avril 2021 et nous avons déjà organisé la tournée pour aller chercher les œuvres : si on peut on accroche et on ouvre. 

Il faut savoir que certains musées ont dû abandonner leurs expositions. Mais moi j’ai demandé que les œuvres nous soient prêtées pendant 5 mois jusqu’au 19 septembre 2021 : pour qu’il y ait toute la saison estivale y compris les journées du patrimoine. On a des œuvres sur papier qui sont plus fragiles qui ne se prêtent pas plus de trois mois et demi mais là tout le monde à dit oui. On est très solidaires entre musées. 

TB : Qu’elle est votre future exposition ?

FF : Elle s’appellera « Au cœur des abstractions, Marie Raymond et ses amis ». Marie Raymond est la mère d’Yves Klein et l’exposition va de 1943 à 1958, soit l’abstraction de l’après guerre. Marie Raymond était très connue à l’époque mais elle a été éclipsée car il y a eu une perdition de l’art abstrait pendant longtemps, mais Hartung ou Soulages ont survécu : certains noms passent les siècles et d’autres non. Et aujourd’hui on redécouvre cette peinture. De plus, en ce moment, un certain nombre de musées propose des expositions sur les femmes artistes et nous y contribuons.

Nous allons exposer des œuvres de Marie Raymond, il faut savoir qu’elle était aussi critique d’art et qu’elle organisait chez elle « le lundi de Marie Raymond » dans son appartement-atelier où elle recevait ses amis issus de la première génération d’artistes : Soulages, Hartung, Schneider, Poliakoff… mais aussi de la deuxième génération qui correspond aux amis de son fils Yves Klein : comme Armand, Jacques Villeglé, Tinguely, Yves Klein, César… Nous n’aurons pas de compressions car c’est le Armand de jeunesse. Mais il y aura dans l’exposition un petit dessin d’Yves Klein pour montrer comment à son début il était abstrait : ce sera un monochrome (il ne sera pas bleu car ce n’était pas la période mais c’est un pastel). Tout au long de l’exposition nous présenterons beaucoup d’abstraction gestuelle et aussi un film abstrait.

TB : Beaucoup d’institutions muséales ont développé des stratégies virtuelles : numériser des œuvres, médiation guidée, podcast… Qu’en est-il du musée de Tessé ? 

Quand on est devant les peintures il y a une émotion que l’on ne ressent pas du tout devant une exposition virtuelle.

Françoise Froger

FF : C’est le pôle communication qui s’occupe de ça : il y a eu des podcasts et des petites vidéos de faites, nous sommes aussi très actifs sur les réseaux sociaux. Après moi je trouve qu’il faut faire attention. Quand on est devant les peintures il y a une émotion  que l’on ne ressent pas du tout devant une exposition virtuelle. Je pense que c’est une bonne alternative mais qu’il ne faut pas réaliser une visite virtuelle de l’exposition entière, à mon avis il est mieux de juste donner envie au public de se rendre au musée. Par exemple moi j’ai été contacté par quelqu’un qui m’a proposé de faire une visite des chefs d’œuvres du musée : j’ai dit non. Déjà je pense que le rendu des couleurs ne sera pas bon et puis ce n’est pas la même ambiance ni la même sensation d’être devant une œuvre et derrière son écran. 

Après je suis loin d’être contre par exemple pour l’exposition « Tatoueur, tatoués » le musée du quai Branly a prêté des œuvres à la ville du Mans qui devait les présenter fin 2020 au musée Jean-Claude-Boulard – Carré Plantagenêt, et désormais l’exposition peut se visiter virtuellement. Je trouve que c’est une bonne idée car il y a divers objets mais je suis contre une exposition virtuelle complète d’une exposition de peinture.

Je vais faire une petite vidéo pour notre future exposition abstraction ne serait-ce que pour lancer l’exposition. Je pense qu’on n’aura pas beaucoup de communication car la mairie a beaucoup de choses à gérer : la ville du Mans est sur la liste pour devenir la capitale française de la culture en 2022. Je pense qu’il est bien de réaliser une vidéo argumentaire et de s’arrêter sur quelques œuvres pour faire découvrir l’exposition au public, mais il ne faut pas que ça dure plus d’une heure. 

Il est nécessaire aujourd’hui de savoir composer avec le virtuel mais il faut trouver un équilibre. Il ne faut pas qu’avec le confinement tout soit devenu numérique : nous ne devons pas perdre l’habitude d’aller dans les musées. Je ne veux pas que les gens se disent : le musée ça sert à quoi ?

Françoise Froger

Il est nécessaire aujourd’hui de savoir composer avec le virtuel mais il faut trouver un équilibre. Il ne faut pas qu’avec le confinement tout soit devenu numérique : nous ne devons pas perdre l’habitude d’aller dans les musées. Je ne veux pas que les gens se disent : le musée ça sert à quoi ? Il faut trouver un entre-deux. Le musée est un lieu particulier et il faut le désacraliser évidemment, quand on va voir une pièce de théâtre c’est bien de la regarder à la télé mais l’ambiance de la salle on ne peut pas la changer. Je suis pour le virtuel et le numérique dans les musées mais attention !

TB : Quel est votre ressenti face à la fermeture des musées depuis le 29 octobre 2020 ?

FF : C’est très frustrant surtout quand on prépare une exposition et qu’on ne peut pas la partager, c’est dur. On y passe beaucoup de temps parfois des années. Mais on continue à travailler, je ne déprime pas. Même si je sais que les jauges seront limitées, il y aura un protocole très strict on va rouvrir. J’ai surtout envie de montrer tout notre travail !

Même fermés, les musées sont en pleine effervescence comme en témoigne cette interview : réorganisation d’exposition, organisation du transport et réception des mails, médiations virtuelles, réflexions sur les projets à venir etc. Le monde de la culture souffre mais fait tout pour s’en sortir en proposant d’autres alternatives afin de rendre visibles ses institutions, en attendant leur réouverture.

© Paulo Pacheco

Je tenais à remercier particulièrement Madame Françoise Froger de m’avoir accueillie chaleureusement au sein du musée de Tessé pour l’interviewer.

N’hésitez pas à aller consulter le site de la ville pour découvrir plus en détail ce musée.

Le musée de Tessé – Ville du Mans (lemans.fr)