Catégories
Jeux vidéo

Immortality – À la frontière entre le 7e et le 10e art

En lançant Immortality, j’étais confiant quant à la qualité de l’expérience vidéoludique que j’allais vivre. Après Her Story et Telling Lies, je n’avais pas l’impression d’avancer vers l’inconnu en plongeant dans le troisième jeu en indépendant de Sam Barlow. Une enquête, des questions sans réponse qui allaient se multiplier, me hanter et me motiver, un format FMV (Full-motion video) décliné avec maîtrise, «je suis prêt» pensais-je.

J’avais tort.

Mister FMV

Auteur et designer de Silent Hill: Origins (2007) et Silent Hill: Shattered Memories (2009), il ne fait pas de doute que Sam Barlow sait poser une ambiance. Mais c’est dès 1999 avec son jeu textuel Aisle qu’il révèle son talent pour jouer avec la liberté narrative qu’offre le jeu vidéo et son caractère interactif. Après plusieurs années à travailler pour le studio de développement Climax (renommé par la suite en Climax Solent), il laisse derrière lui les sirènes de Silent Hill pour créer la sienne, avec son studio indépendant Half Mermaid.

Libre dans son écriture et dans la déclinaison de ses idées, il décide que le premier jeu du studio sera un FMV. Les Full-motion Vidéo sont des jeux qui utilisent des prises de vues réelles qu’ils intègrent de différentes manières. Cela peut aller de la simple cinématique, servir à créer un film interactif avec différents embranchements selon vos choix (The Complex, Late Shift, Erica), ou être le support visuel complet du jeu, souvent des Point‘n Click (X-Files). En 2015, Sam Barlow sort Her Story, puis Telling lies en 2019. Avec ces deux titres, il bouscule le paradigme du FMV. Cette fois, les scènes filmées sont antérieures au déroulement du jeu, et c’est au travers des multiples vidéos et au fil de nos visionnages que nous allons chercher des réponses. Her Story nous pousse à découvrir si Hannah Smith a tué son mari, au travers des vidéos de son interrogatoire policier, Telling Lies nous laisse reconstituer l’histoire de David Smith via ses échanges vidéos en ligne avec différentes personnes. Mais ce qui caractérise ces jeux, c’est la non-linéarité de leur narration. Avec un système de mots clés, nous débloquons de nouvelles vidéos qui apportent de nouvelles pièces au puzzle. Mais il est impossible de trouver les vidéos dans l’ordre chronologique de leur enregistrement. Cela nous pousse à prendre des notes, et poser sur papier (ou sur le bloc note virtuel de Telling Lies), les noms, les dates, les lieux, les liens entre les personnes pour recréer progressivement une histoire complexe et enrichir notre liste de mots clés à proposer au moteur de recherche des jeux. Demandez à plusieurs personnes de jouer séparément à Her Story et Telling Lies pendant une heure, puis de vous énoncer leurs hypothèses et de partager leur compréhension des personnages. Aucune ne vous donnera les mêmes réponses, parce qu’aucune n’aura débloqué les mêmes vidéos, dans le même ordre. Chaque expérience de ces jeux diffère d’une personne à une autre, tel un puzzle abstrait où chacun recevrait, au compte goutte, une nouvelle pièce, différente d’une personne à une autre.

C’est en connaissance de cause que je lançais Immortality en cette fin août 2022 à la recherche du destin de Marissa Marcel.

Trouverez-vous la clé du mystère d’Immortality ?

Marcel Cinematic Universe

Marissa Marcel est une jeune actrice française qui commence sa carrière cinématographique en 1968 dans le film Ambrosio réalisé par Arthur Fischer. Promise à une grande carrière, elle co-réalise, deux ans plus tard, Minsky avec John Durick, qui était chef opérateur sur Ambrosio. Disparue des radars pendant une très longue période, elle revient devant les caméras en 1999 où elle retrouve John Durick pour Two of Everything. Mais aucun de ces 3 films ne sera diffusé, ni même monté, et ils tomberont dans l’oubli. Tout comme Marissa Marcel qui n’a pas donné signe de vie depuis la fin du tournage de Two of Everything. Que lui est-il arrivé ? Pourquoi ces 3 films n’ont jamais atteint la moindre salle obscure ? Voilà les deux questions initiales qui vous animent, alors que vous vous retrouvez en possession des bobines de ces 3 œuvres, et d’une moviola, outil de montage permettant de visionner les séquences sans projection.

Avant toute chose, il faut clarifier un point. Immortality contient des scènes de sexe, de nudité et violence explicites. Elles s’inscrivent dans le style des époques durant lesquelles chaque film s’est déroulé. et elles ne conviennent pas à tout public. Il est essentiel d’en tenir compte avant de tenter de streamer le jeu ou d’y jouer en famille.

Cet avertissement fait, comment l’aventure Immortality se concrétise manette/souris en main ?

Après avoir visionné une courte interview de Marissa Marcel, invitée d’un talk-show après le tournage d’Ambrosio, toutes les bobines qui vous étaient accessibles disparaissent. Seule demeure le court extrait de l’émission de divertissement. Heureusement, vous pouvez passer la vidéo en « mode image » et cliquer sur certains endroits prévus à cet effet (un visage, un objet…). Cela vous débloque une nouvelle bobine contenant un objet du même ordre ou se rattachant à votre sélection de manière plus ou moins directe. Une nouvelle courte scène s’offre à vous. Elle peut être tirée de l’un des 3 films, il peut s’agir d’une prise réussie ou échouée, d’une simple répétition ou lecture autour d’une table, d’une scène de vie en dehors du tournage en lui-même.

Parfois un regard vaut mieux que mille mots

En cliquant sur un serpent dans Ambrosio vous arriverez sur une paire de boucles d’oreille dans Minsky, une pomme dans Two of Everything vous mènera vers une orange dans Ambrosio… N’espérez surtout pas débloquer les scènes par ordre chronologique, et souvent deux objets différents de deux scènes distinctes vous mèneront vers le même extrait. C’est un travail de longue haleine, de visionnage, d’analyse, de recoupement d’informations qui vous attend. Heureusement, la moviola que vous utilisez vous permet de faire pause, d’accélérer ou de ralentir les scènes, d’avancer ou de rembobiner, jusqu’à ce qu’un détail attire votre attention, provoquant un impérieux besoin de cliquer dessus pour savoir où cela vous mènera. Pour vous aider à vous y retrouver, le jeu propose de classer les pellicules débloquées par date chronologique de tournage ou dans l’ordre de scénario du film (il n’est pas rare qu’une scène finale soit tournée dès le début). Vous pouvez aussi retrouver les images fixes sur lesquelles vous avez cliqué, avec un petit titre vous donnant du contexte. Cela peut être le nom d’un objet, d’un personnage si vous avez cliqué sur lui pendant un tournage, ou de l’acteur si cela a été fait en dehors. Enfin vous pouvez cocher certains extraits comme vos favoris pour les retrouver plus facilement, ou ne demander à ne voir que les pellicules d’un seul film. L’interface est aussi basique qu’efficace pour vous permettre de recoller les morceaux sans trop de difficulté.

Voici l’interface dans laquelle va se dérouler votre enquête

Roeglike

Non content d’offrir un jeu d’enquête sous un format inédit, le studio Half Mermaid nous propose 3 films complets (2h30 de rush pour Ambrosio, 1h50 pour Minsky, 1h45 pour Two of Everything). Il s’agit là d’histoires complètes, comportant leurs propres intrigues et résolutions. Et si notre but initial était de comprendre le mystère autour de Marissa Marcel, nous sommes vite mus par le désir de compléter ces films pour les apprécier dans leur intégralité. Ambrosio est un film en costume, adaptation cinématographique de la nouvelle gothique Le Moine publiée par Matthew Gregory Lewis en 1796. Réalisé par un ersatz d’Alfred Hitchcock, son style s’apparente presque au giallo dans sa manière de mélanger l’horreur et l’érotisme. Minsky réalisé deux ans plus tard nous renvoie au début du Nouvel Hollywood, ce mouvement cinématographique qui n’hésitait pas à renverser certains tabous et offrir une approche artistique plus libre au 7e art. Il nous replonge dans les débuts de Scorsese, Kubrick ou De Palma, au plus près de la saleté et des ombres des rues new-yorkaises. Puis nous faisons un grand bond dans le temps pour arriver en 1999, avec Two of Everything et son style net, symétrique, ses jeux de couleurs, de chaleur de l’image qui nous renvoie aux obsessions scénographiques de Stanley Kubrick et David Lynch.

Derrière Immortality, il y a un double travail d’écriture, celui des films et celui du jeu. D’après les crédits Sam Barlow s’est occupé seul de l’adaptation du Moine pour Ambrosio. Pour Minksy il a travaillé en collaboration avec Allan Scott, scénariste de renom que l’on retrouve sur plusieurs films de Nicolas Roeg (j’y reviendrai). Two of Everything a été écrit par Barlow et Amelia Gray, un duo déjà présent pour Telling Lies. En parallèle, Amelia est aussi autrice sur la série Mr.Robot, Maniac ou encore Gaslit. Quant au jeu Immortality, regroupant ces 3 films dans un projet scénaristique encore plus riche et large, ils associent ces 3 personnes auxquelles s’ajoute Barry Gifford, scénariste sur Sailor et Lula et Lost Highway. À la lecture de ces noms, vous commencez à effleurer la richesse scénaristique contenue dans Immortality.

Vous allez voir un sacré nombre de clap au cours de votre enquête

Nicolas Roeg, nommé plus haut, est un réalisateur que Sam Barlow apprécie particulièrement. Fasciné par la narration non linéaire de ses films, il en a puisé l’inspiration pour nous offrir des jeux qui brisent les règles narratives comme seul le média vidéoludique le permet, avec interactivité. Maîtrisé dès Her Story, cette méthodologie d’écriture et son application sous forme de gameplay est élevée à un nouveau niveau dans Immortality. Dans un jeu qui fait la part belle au cinéma, il s’agit sans nul doute du plus bel hommage possible à l’héritage du réalisateur anglais, malheureusement décédé en 2018.

Immortality tout entier est une lettre d’amour au cinéma, à son pouvoir sur nous, à son utilisation de l’image, à son évolution au fil des années. Chacun des 3 films possède une identité graphique nette, et l’on sait avec une simple image, par son grain, sa coloration, son format sur quel film nous nous trouvons. Mais l’authenticité qui se dégage de chacune des pellicules n’aurait pas été possible sans un jeu d’acteur parfait. Il est impossible de parler d’Immortality sans saluer l’époustouflante performance de Manon Gage qui, en jouant Marissa Marcel s’est retrouvée à devoir incarner une actrice durant un tournage. Il y a tant de qualité dans ce double jeu. En une seconde, un regard, une attitude, un sourire, un mouvement, Manon Gage passe de Marissa Marcel jouant le rôle de Matilda sur Ambrosio à Marissa Marcel jeune actrice jouant dans son premier film. Il en va de même pour les autres acteurs et actrices, qui même lorsqu’ils doivent jouer des acteurs aux qualités de jeu moyennes, le font avec une aisance ineffable. Manon Gage, Charlotte Mohlin, Timothy Lee Depriest, Miles Szanto, Ty Molbak, Joceline Donahue, Hans Christopher offrent au jeu une qualité d’acteur qui sublime sa proposition. Si les 3 films et le jeu bénéficient de leur propre page IMDb, je ne peux que vous recommander pour autant de ne pas regarder les crédits et la distribution pour des raisons évidentes de mystère à entretenir.

Puisqu’il est question des personnes qui ont rendu ce jeu possible, il est indispensable de mentionner la productrice Natalie Watson, ancienne journaliste, dont il s’agit du premier travail pour au sein d’un studio de développement, Lizi Attwood à la programmation, elle qui était déjà présente pour Telling Lies et avait réalisé le portage mobile de Her Story et Jean Franblau, coordinatrice d’intimité, un métier fascinant dont j’ignorais l’existence qui a permis aux acteurs et actrices devant réaliser des scènes de nudité explicite d’être à l’aise et de pouvoir exprimer leurs limites et leurs questions facilement.

Sur le plan audio, la bande son de Nainita Desai est toujours de très bonne facture et pose une ambiance idoine et immersive dans un format qui ne lui facilite pas la tache. Que dire de l’impact massif du travail de Priscilla Snow, directrice audio, qui m’amène vous dire qu’il est hautement recommandé de jouer à Immortality avec un casque et une attention particulière au sound design. Le mieux étant de faire le combo casque et manette.

Vos yeux seront indispensables pour percer le mystère d’Immortality, mais vos oreilles aussi. Donc si vous le pouvez, jouez avec un casque.

Lou Reed between the lines

En laissant une grande liberté au joueur, pour offrir une expérience quasi-unique à chacun, Immortality prend un risque inévitable. Vous allez très probablement tomber sur la fin du jeu sans avoir fait exprès. Ne vous inquiétez pas, c’est normal. Vous verrez alors les crédits de fin se dérouler sous vos yeux, et la question principale qui vous animait au début de votre aventure aura eu sa réponse. Dans une excellente interview réalisé par Erwan Cario et Marius Chapuis pour Libération, Sam Barlow explique que la fin, accessible de manière aussi abrupte, n’est qu’un moyen pour lui de libérer le joueur, de lui permettre de poser la manette et de partir sur une autre aventure s’il le souhaite. Mais pour peu que vous soyez avide de réponses aussi exhaustives que possible, curieux de comprendre tous les tenants et aboutissant de l’histoire de Marissa Marcel, ou simplement animé par désir de débloquer tous les rush des 3 films pour pouvoir les contempler dans leur intégralité, alors ces crédits de fin ne feront qu’effilocher votre motivation à poursuivre l’aventure.

À la fois obsédé par votre enquête et fasciné par les 3 films qui se recréent devant vous, vous êtes animé par une double motivation. Une dualité qui vous enveloppe et vous pousse, tout comme elle fascine Sam Barlow et imprègne ses créations. Comment ne pas poursuivre cette aventure, présente et passée, ce scénario cryptique mais jamais abscon dont les zones d’ombre vous hantent en tâche de fond dans votre cerveau alors que votre console ou votre PC sont éteints ?

Cette obsession, elle va venir d’un moment, un instant précis, qui arrive pourtant à des instants différents pour quiconque joue à Immortality. Assis confortablement dans votre fauteuil, vous enchaînez les rush des 3 films, recueillant quelques bribes d’information pour tenter de trouver la réponse aux deux questions du début du jeu. Puis Immortality a pris vos suppositions, vos projections, sur l’histoire de Marissa Marcel, et à l’égard du jeu, puis il les a lancé dans les airs avant qu’un joueur de ball-trap ne les pulvérise d’un tir précis de fusil de chasse. Tout ce que vous pensiez savoir sur le jeu est désormais éparpillé façon puzzle. Rares sont les jeux à m’avoir offert un tel moment, où l’on pourrait presque en lâcher la manette si nous étions adepte de la théâtralisation. Je ne peux bien évidemment pas vous en dire plus pour ne pas vous gâcher ce moment, mais il était impossible d’écrire sur Immortality sans vous parler de l’une de ses plus grandes forces (et elles sont nombreuses).

Après les visages en filigrane de Her Story et Telling Lies, c’est le vôtre qui se reflète désormais dans l’écran, tandis que le jeu vous offre une expérience aussi unique qu’ingénieuse. Pour faire un parallèle avec un des jeux qui m’a le plus marqué, Immortality est un Outer Wilds où le cinéma remplace l’espace. C’est à vous de recoller les morceaux, de comprendre une histoire dont les pages vont vous arriver dans le désordre. L’aventure que vous allez vivre, vous seul la vivrez dans cet ordre-là. Au delà de ses qualités en tant que jeu, en tant qu’enquête, et dans sa narration, Immortality est aussi une expérience qui va fondamentalement changer la manière dont vous allez voir un film, ou une scène, après avoir été aussi obnubilé par le moindre détail, par l’envers du décor. On en sort riche d’une acuité curieuse, nous poussant à scruter les œuvres du 7e art différemment. Et si mon article vous paraît laudateur c’est qu’il l’est, pour la simple raison, qu’Immortality m’a offert l’une des scènes en prise de vue réelle les plus bouleversantes de mon année. Une chanson, une simple chanson qui a cloturé de la meilleure des manières mon expérience vidéoludique la plus marquante de 2022.

Qu’est ce que l’immortalité pour un artiste ?

Immortality est, au moment où j’écris ces lignes, accessible via le Gamepass. Vous pouvez aussi l’acheter sur Xbox et PC. On ne peut qu’espérer une sortie sur la console de Sony pour que cette œuvre puisse toucher un maximum de personne.

Le jeu est aussi accessible si vous possédez un abonnement Netflix, via l’application sur téléphone ou tablette du géant du streaming. Il vous faudra cependant avoir au moins 13Go de libre sur votre support et je n’ai pu tester la jouabilité sous ce format.

Pour ce qui est la bande son du jeu vous pouvez l’écouter et l’acheter via ces liens.

Valentin C