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Sorcières, le retour théâtral du manifeste féministe de Mona Chollet

A l’occasion des Nuits de Fourvière 2023, le collectif « A définir dans un futur proche » a présenté une adaptation de l’essai Sorcières de la journaliste Mona Chollet, interprété sous forme de lecture musicale d’extraits choisis. Présenté sur le site officiel du festival comme offrant un « regard percutant sur l’actualité et sur la porosité entre les enjeux sociétaux d’hier et d’aujourd’hui » (1), ce spectacle est pour nous l’occasion de revenir sur cet ouvrage et ses implications, cinq années après sa parution.

Sorcières – l’essai comme le spectacle – explore la postérité des chasses aux sorcières du XVIème et XVIIème siècles. Dans un registre que l’on pourrait qualifier de « féminisme argumenté », Mona Chollet met en lumière les injonctions toujours plus nombreuses qui ont pesé – et pèsent toujours – sur les femmes. Pour illustration, l’épreuve du bain, imposée aux accusées de sorcellerie, qui consistait à jeter la suspecte à l’eau : « si elle coulait, elle était innocente ; si elle flottait, elle était une sorcière et devait donc être exécutée » (p17). Ainsi, l’accusée n’avait aucune chance de s’en sortir, tout comme aucune forme de féminité ne peut se conformer à l’entièreté des exigences sociales formulées.

La sorcière, c’est celle qui, en comprenant qu’elle ne peut gagner face à ces normes écrasantes, choisit de ne pas s’en soucier. Elle « incarne la femme affranchie de toutes les dominations » (p11), et, plutôt que de se laisser définir par sa relation à quelqu’un d’autre – en endossant le rôle d’épouse, de mère, ou de sœur (2) par exemple – détient une vie à soi (3). Les femmes que l’on traite de sorcières ont en commun leur refus de subordonner leur vie à celle de quelqu’un d’autre, et donc leur inutilité au sens voulu par la société patriarcale : « une célibataire n’est pas au service d’un compagnon, une femme sans enfant n’est pas au service d’un enfant [et] une vieille femme […] ne peut plus [en] avoir » (4).

Il s’agira de revenir sur les apports de ce livre, devenu depuis sa parution un véritable manifeste féministe, mais surtout de concentrer notre regard sur la construction de narratifs qui accompagne depuis des siècles la domination exercée sur les femmes. Ces récits, enfermant ces dernières dans des rôles prédéfinis, n’ont eu de cesse de dissuader des comportements jugés comme pouvant mettre en péril la mainmise des hommes sur le pouvoir. Le théâtre, art du discours par excellence, aide ici à mettre en lumière ces récits martelés, à mieux exposer les jeux de pouvoir et comprendre les rapports de force qui s’y jouent.

Avant de commencer à allumer des contre-feux, il semble nécessaire d’introduire quelques nuances. Nous traitons ici les chasses aux sorcières comme révélatrices de rapports entretenus envers la féminité, mais il est vrai que des hommes en ont également été victimes, même si ce n’était le plus souvent « que par association avec des femmes, ou alors de façon secondaire » (p20). Les accusations de sorcellerie provenaient des hommes comme des femmes – nous reviendrons plus tard sur la dynamique de mise en concurrence de celles-ci, aussi n’est-il pas intentionnel si le ton de notre analyse parait démesurément réprobateur envers les hommes.

Nous nous attachons à déconstruire certains discours, sans forcément trouver souhaitable qu’ils soient détruits (5). Mona Chollet partage cet avis lorsque, interrogée par Lauren Bastide au micro du podcast féministe La Poudre, elle analyse son titre comme faisant référence « à la fois [à] la poudre à canon et [à] la poudre qu’on se met sur le visage », à une « nécessité de pulvériser cette culture féminine et en même temps aussi d’une certaine manière de la garder et de la revendiquer » (6).

« Raconter la vie qu’elles ont vécue » : pertinence de l’adaptation théâtrale

Le féminisme actuel se réapproprie la figure de la sorcière « précisément parce que les chasses aux sorcières nous parlent de notre monde » et parce que nous avons ainsi « d’excellentes raisons de ne pas les regarder en face » (p14). Nous avons évoqué en introduction la « porosité des enjeux sociétaux » passés et présents. La structure de l’essai porté à notre étude suit la logique suivante : après un point historique sur les chasses aux sorcières et les tortures infligées à ses victimes, Mona Chollet en vient rapidement à adresser, à travers ce prisme, des problématiques féministes contemporaines. En quatre grands chapitres, elle traite tour à tour celles du célibat et de l’indépendance, de l’absence d’enfants (7), de la vieillesse féminine ; et de l’asservissement consécutif par la science de la nature et du corps des femmes – possiblement la partie la plus complexe du livre.

La sorcière se retrouve ainsi dans toutes les figures de femmes jugées « inacceptables ». Dans la pièce portée par 2 musiciennes et 4 comédiennes (8), ces dernières viennent à tour de rôle habiter la scène, notes en main, pour donner vie au cheminement de pensée de Mona Chollet. Elles sont habillées simplement, ce sont des femmes comme nous, des sorcières comme les autres (9). La batterie et la guitare partagent la scène avec un décor simple, composé uniquement d’une chaise et d’un bureau sous lequel sont empilés des livres : simple, efficace. Le calme de la scénographie – qui laisse voir des comédiennes se déplaçant lentement pour s’asseoir au bureau ou échanger des regards avec les musiciennes – est à peine percé par des intermèdes musicaux parfois coléreux, qui font écho aux rares accès de rage parsemant l’essai Sorcières. Dans le public, la tranquillité de la pièce dégage la place nécessaire à la réflexion propre et à la prise de recul. Nous sommes littéralement spectateurs d’une forme d’oppression, et le medium « théâtre » permet de restituer un narratif construit de toute pièce par des siècles de patriarcat, sans cacher sa nature artificielle.

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Cette initiative artistique s’inscrit dans la lignée d’efforts de sensibilisation qui ont marqué ces dernières décennies, et témoignant d’une volonté de réhabilitation des victimes des chasses aux sorcières. Des collectifs se sont mobilisés pour faire reconnaître la nature de « crime de masse misogyne » qu’ont revêtu les chasses aux sorcières, dont 80% des accusés et 85% des condamnés furent des femmes. Plusieurs villes belges et suisses ont fait leur mea culpa dans les années 2010 (p24). Plus récemment encore, c’était au tour de Nicola Sturgeon, Première ministre écossaise, de déclarer à l’occasion de la Journée Internationale des Femmes 2022 le pardon et la commémoration de ces femmes, acte perçu par les fondatrices de la campagne des sorcières d’Ecosse comme une véritable déclaration contre la misogynie.

Tout en adressant parfois des peurs profondes et des expériences intimes, cet essai, à travers l’humour qui le ponctue et les petites notes de poésie qui s’y glissent, communique un message malgré tout optimiste et nous invite à l’action. Et c’est pour cette raison que l’adaptation proposée au Théâtre de la Croix Rousse marche si bien : il n’y a que très peu de place pour l’amertume, vite remplacée par des rires cathartiques. Parmi les piques humoristiques dont Mona Chollet a le secret, nous retrouvons son fameux « c’est la fête du slip de la nature » (p104), ou encore sa description imagée de l’utérus comme une « cavité envahie de toiles d’araignées et balayée de vents lugubres qui font « hou ! hou ! » » (p105), qui tourne en dérision l’argument de l’horloge biologique, utilisé pour convaincre les femmes récalcitrantes d’avoir des enfants.

Le texte gagne également à être interprété sur scène, de ce qu’il comporte quelques passages assez poétiques, comme l’affirmation que « les femmes devraient permettre à leur visage de raconter la vie qu’elles ont vécue » (p177). L’essai, s’il n’avait probablement pas été pensé initialement comme future pièce de théâtre, s’adapte parfaitement à ce format, en ce qu’il revêt la forme d’un raisonnement à voix haute. Les actrices soumettent les réflexions de Mona Chollet à l’étude du public, sans jamais casser le quatrième mur, malgré les rares adresses directes que l’on retrouve dans le texte original, telles que « Lectrice qui envisagerais de ne pas te reproduire, ou qui aurais négligé de le faire, te voilà prévenue » (p118).

Célibat et autonomie : insécurités masculines

Le narratif relaté sur scène descend, en grande partie, des considérations des démonologues de l’époque des chasses aux sorcières, qui trahissent les hantises masculines des siècles concernés. En s’appuyant sur les thèses d’Armelle Le Bras-Chopard, Mona Chollet interprète le choix du symbole du balai, qui règne en maître dans l’imaginaire entourant la figure de la sorcière, et fait le lien avec une indépendance féminine qui dérange. « En utilisant un bâton […] qu’elle met entre ses jambes, la sorcière s’attribue un ersatz du membre viril. En transgressant fictivement son sexe pour se donner celui d’un homme, elle transgresse aussi son genre féminin : elle se donne cette facilité de mouvement qui, dans l’ordre social, est un apanage masculin » (p70). Ainsi, la haine exprimée à l’égard des sorcières trahit la peur que suscite l’idée d’une femme qui serait autonome. L’indépendance est souvent synonyme de remise en question de l’ordre établi, et donc de renversement des rapports de force, ce qui est loin d’être souhaitable pour les individus en possession du pouvoir. Elle conclut sa section de la façon suivante : « L’histoire de la sorcellerie, pour moi, c’est aussi l’histoire de l’autonomie. » (p65).

Puisque cette dernière met en péril la mainmise qu’ont les hommes sur le pouvoir, ceux-ci se sont attachés à produire un discours visant à enterrer la menace que représentent les femmes faisant état de velléités d’indépendance jugées disproportionnées. Emerge alors une tentative de diffusion d’un discours « teinté de misérabilisme ou de condescendance [à l’égard des femmes célibataires] » (p60) qui aurait des visées davantage performatives que descriptives. En effet, loin de dépeindre une réalité vraie, le narratif de la célibataire malheureuse et de la « fille à chat » (10) vise à faire apparaître le couple comme la seule situation souhaitable. Les schémas narratifs teintés de romantisme dont nous sommes bercés à longueur de journée – bien qu’ils soient tout aussi néfastes au développement d’une masculinité saine – poussent les femmes à chercher leur « complétude à travers l’autre, dans des relations superficielles vécues sur le mode de l’addiction » (p51). Nous apprenons aux femmes à rêver de romance, à « déduire leur valeur de leur objectification » (P49), les plaçant volontairement dans une posture passive. Le masculin remporte la bataille : le discours a été intériorisé par la classe dominée, la femme recherche elle-même la subordination, les rapports de force sont restés intacts.

L’indépendance des femmes est inconcevable au point que même les sorcières, par définition femmes libérées de toute domination, devaient, elles-aussi, s’en reporter à un maître. C’est tout le paradoxe de la figure du Diable, maître de celles qui n’ont pas de maître. Ainsi, aux yeux des démonologues de la Renaissance, « la liberté de celles qu’ils accusaient de sorcellerie s’expliquait par une autre subordination » (p69). Frustrant, non ? Comme si l’on se refusait à penser qu’une femme puisse entrer dans une pièce en qualité de soi-même, « et non en qualité de mère d’enfants ou d’épouse d’un homme » (11), ou de servante du Diable en personne. En poussant à l’extrême la problématique de l’inconcevable autonomie des femmes, qui se matérialisait par le passé par l’exécution des accusées de sorcellerie, Mona Chollet se risque à voir dans les féminicides, perpétrés la majorité du temps par un compagnon ou ex-compagnon à l’encontre d’une femme qui « est partie ou [qui] a annoncé son intention de le faire » (p67), une sorte de privatisation de « la peine de mort pour les femmes qui veulent être libres » (p67). Il ne s’agit pas ici de faire l’apologie du célibat, mais plutôt de défaire le récit de ce dernier comme synonyme d’« absence de liens ». En réalité, nous gagnerions à comprendre l’autonomie comme « la possibilité de nouer des liens qui respectent notre intégrité, notre libre arbitre » (p70).

A bas les mangeuses d’enfants : maintenir la femme dans un ghetto

Après celle de la célibataire, la femme qui ne désire ouvertement pas avoir d’enfant est la seconde figure dans laquelle Mona Chollet perçoit des continuités avec les persécutions des chasses aux sorcières. Historiquement, une natalité importante servait les intérêts des prêtres et des seigneurs, les hommes de la haute société, qui souhaitaient voir augmenter le nombre de leurs serfs. A l’inverse, ces derniers craignaient « excessivement d’empirer [leur] sort en multipliant des enfants » (p91) impossibles à nourrir, et vivaient dans la hantise des grossesses. Le sabbat, fête fantasmée lors de laquelle les sorcières fuyaient le domicile conjugal pour copuler sans jamais tomber enceintes, apparaît dans Sorcières « comme le lieu symbolique de cet affrontement » (p91). Oppresseurs et opprimés défendent des intérêts contraires, les seconds se voyant imposer par les premiers une injonction à procréer, et le contrôle du corps des femmes s’avère être un enjeu de taille dans cette opposition.

Arrivent ensuite les droits à la contraception et à l’avortement, au prix de combats acharnés. Mais la machine répressive de la féminité ne se met pas en pause pour autant, et l’injonction à la parentalité se trouve remplacée par celle de la bonne maternité. Mona Chollet déplore l’effet pervers de ces avancées (12), en ce que le choix – tout relatif – d’avoir des enfants ou non a renforcé les normes liées à la figure de la « bonne mère », et pousse quiconque voit une mère sortir de son rôle à lui rappeler que « personne ne l’a obligée à faire des enfants ». A ne pas se méprendre, rares ont été les avancées aussi bénéfiques pour les femmes, mais cette analyse prouve tout de même la puissance des narratifs et la capacité qu’ont les hommes à retourner un changement de situation à leur avantage. Il est cependant nécessaire de noter que le rapport à la paternité a quelque peu évolué depuis la publication de ce livre.

Le choix de la maternité n’est toutefois qu’illusion, puisque la légalisation de la contraception ne suffit pas à effacer le poids des injonctions sociétales. Ces dernières poussent de nombreuses femmes – et hommes, nous le concédons – à sauter le pas de la parentalité sans en être convaincues, et à se surprendre « désirer désirer un enfant » (p119) – pas de faute de frappe ici. Les récalcitrantes de la maternité se voient ancrées dans une logique de prévoyance en se faisant répéter à longueur de journée « Un jour, tu le regretteras ! » (p120). Ce type de discours, perpétué par autant de bouches féminines que masculines, conduit Mona Chollet à interroger les raisons qui nous mènent à faire des enfants. Elle cite Lucie Joubert qui, cyniquement, nous interroge : « Quoi de plus incitatif à la procréation que la perspective terrifiante de longues années dans un foyer de personnes âgées, sans visite, sans distraction ? » (13) (p111). En effet, contrairement à l’idée reçue selon laquelle les femmes qui refusent de faire des enfants les « détestent […], telles des sorcières » (p110), l’accès à la parentalité peut être motivé par des intentions davantage égoïstes. Ce genre de réflexion nous conduit à l’argument du deux poids, deux mesures : il est écrit dans Sorcières qu’« un homme qui ne devient pas père déroge à une fonction sociale, tandis qu’une femme est censée jouer dans la maternité la réalisation de son identité profonde » (p110). L’argument de la nature revient au galop lorsqu’il s’agit de maternité.

Cantonner les femmes à un rôle de mère n’est rien d’autre qu’une énième stratégie de maintien dans une posture de subordination. Pour témoin, la figure de la « femme fondue », qui revient à plusieurs reprises dans l’argumentaire de Mona Chollet. Empruntée à Colette Cosnier (14), cette expression permet de désigner le mécanisme d’effacement de l’identité qu’implique le don de soi attendu de la part d’une nouvelle mère. Est par exemple mise en avant la censure de certaines formes d’expression venant de cette dernière : « Puisque l’« emploi » de la mère de famille est d’assurer l’atmosphère pacifique et sereine du foyer […] « son agacement propre apparaît illégitime » » (15) (p74). Et même lorsque l’absence de désir d’enfant est affirmée, plutôt que de se résigner à inventer une « identité féminine qui fasse l’économie de la maternité » (p85), nous préférons y substituer des maternités symboliques : « les professeures seraient des mères pour leurs élèves ou leurs étudiants, les livres seraient les rejetons des écrivaines, etc. » (p116). Le propos tenu ici vise à critiquer la maternité en tant qu’institution, celle accusée par Adrienne Rich d’avoir « maintenu la femme dans un ghetto » (p87), et pas l’expérience de la maternité, propre à chaque mère.

L’autorisation à vieillir : maintenir un capital corporel intact

Mona Chollet affirme que « Si les chasses aux sorcières ont particulièrement visé des femmes âgées, c’est parce que celles-ci manifestaient une assurance intolérable » (p156). En conséquence du discours dépréciatif développé autour de la figure de la « vieille » pour étouffer la menace que les femmes âgées instruites et puissantes représentaient, les femmes ont intégré la vieillesse comme étant un repoussoir, et s’évertuent à paraître jeunes. Cet argument est illustré par les propos d’une dermatologue de la série américaine Broad City, l’une des nombreuses références à la pop culture présentes dans Sorcières, qui certifie que « paraître jeune, c’est le deuxième boulot à plein-temps de beaucoup de femmes. Celui où on perd de l’argent » (p147). Non contente de pousser les femmes à se préoccuper constamment de leur apparence, la société les sanctionne lorsqu’elles ne le font pas de manière assez invisible. L’épreuve du bain, sans issue pour la femme, se répète : « on les oblige à tricher, puis on prend prétexte de leurs tricheries pour dénoncer leur fausseté et mieux les disqualifier » (p151).

Ce type de raisonnement ne s’applique, encore une fois, qu’aux femmes : Mona Chollet relève à juste titre que l’« on se moque parfois des hommes qui se teignent les cheveux […] Mais personne ne juge ridicule que la majorité des femmes teignent les leurs » (p138). Ce double standard témoigne de l’autorisation à vieillir dont se voient privées ces dernières, sans doute puisqu’« inciter [les femmes] à changer le moins possible, à censurer les signes de leur évolution, c’est les enfermer dans une logique débilitante » (p158), et donc garder le pouvoir sur elles. A l’inverse, les hommes sont autorisés à agir comme s’ils n’avaient « pas de corps » (16). Mona Chollet développe : « leur dépérissement n’est ni moins rapide ni moins visible. Ils ont seulement le pouvoir de faire en sorte que cela ne compte pas. » (p162), puisqu’ils occupent les positions dominantes « dans l’économie, la politique, les relations amoureuses et familiales, mais aussi dans la création artistique et littéraire » (p162), et disposent donc des pleins-pouvoirs pour modeler les récits qui dictent nos comportements.

La vieille femme ne se voit pas marginaliser uniquement par les hommes, mais également par les jeunes femmes, qui apprennent très tôt à s’« enorgueillir de [leur] distance – et [leur] supériorité » (17) (p132). Le patriarcat a tout intérêt à créer une dynamique de mise en concurrence entre les différentes générations de femmes pour empêcher toute tentative de regroupement féminin. En installant un climat de jeunisme ambiant à travers les récits que nous livrent à longueur de journée les médias et les géants du marketing, le masculin divise pour mieux régner – que cela soit intentionnel ou non. C’est ce dont témoigne l’expérience de Barbara Macdonald, activiste féministe, qui « après s’être sentie toute sa vie, en tant que femme, un problème dans un monde d’hommes, […] se sent, en tant que femme âgée, un problème dans un monde de femmes » (p134). Finalement, les problématiques traitées dans Sorcières s’entremêlent, et celle de la vieillesse croise celles de la maternité et de l’indépendance. En effet, toujours selon Cynthia Rich, « Chaque fois que nous voyons [une femme âgée] comme une « grand-mère », nous nions le courage de son indépendance » (18) (p135), nous participons de ce renvoi constant à la maternité. Pourquoi, comme le conseille Mona Chollet, ne nous laisserions pas plutôt « aller en toute confiance dans les bras du temps qui passe, au lieu de [nous] cabrer, de [nous] crisper » (p150) ?

Faire la guerre à Dame nature : science et pouvoir

La dernière des quatre mises en récit ayant permis l’asservissement des femmes explorées dans Sorcières est celle de la nécessaire domination des femmes, au même titre que celle de la nature. Toutes deux interviennent au sortir du Moyen-Âge, comme en témoignent les travaux de Silvia Federici et de Carolyn Merchant, qui retracent le lien entre l’« intensification des activités humaines », les activités minières qui en découlent, et « le fait de fouiller dans les coins et les recoins d’un corps de femme » (19) (p189). C’est l’essence-même de l’éco-féminisme, qui vise à défaire deux dominations pensées en même temps. Pour rendre plus concret le parallèle entre celles-ci, Mona Chollet prend l’exemple de Francis Bacon, considéré comme le père de la science moderne, qui « recommande de soumettre la nature à la question pour la forcer à livrer ses secrets […] celle-ci doit être « réduite en esclavage », « mise aux fers » et « modelée » par les arts mécaniques » (20) (p192). Rappelons que le même sort était réservé aux femmes accusées de sorcellerie, qui étaient livrées aux « piqueurs », chargés de repérer la marque du Diable et de percer leurs secrets : « La pratique qui consistait à raser entièrement – poils et cheveux – le corps des suspectes de sorcellerie pour permettre son inspection exhaustive avait comme annoncé cette exigence de tout voir pour mieux dominer » (p191).

Mona Chollet déplore un développement de la médecine basé sur un « modèle de connaissance hyper-masculinisé, […] froid et impersonnel » (p190), qui s’apparente à une « guerre de la science moderne contre les femmes » (p194). En effet, l’approche très humaine du soin que partageaient les guérisseuses s’est vue remplacée par un rapport structurellement agressif au patient, non sans rappeler le lien belliqueux maintenu avec la nature (p37). La monopolisation du savoir médical par les hommes, évinçant le féminin, permet à ces premiers de construire à nouveau des narratifs défendant leurs intérêts, aux dépens des femmes. Un bon exemple, cité dans Sorcières, en est la théorie de la « conservation d’énergie » (p73) développée par les médecins au XIXème siècle. Elle consistait en l’assertion selon laquelle – les organes étant censés lutter pour s’approprier la quantité limitée d’énergie qui circule dans le corps – les femmes étaient supposées conserver l’énergie autour de l’utérus pour remplir leur fonction de reproduction, et donc rester couchées et « éviter toute autre activité, en particulier intellectuelle » (21). Pour contrer ces allégations et ce système médical dominant encore fortement empreint de l’esprit de conquête du corps qui prévalait initialement, des contre-récits sont nés au cours des dernières décennies. « Une journaliste américaine estime que le succès actuel de l’industrie du bien-être – yoga, détox, smoothies et acupuncture – […] s’explique par la disqualification et la déshumanisation [que les femmes] expérimentent » (p203), ces dernières créant un nouveau sous-système médical dans lequel le corps féminin, une fois n’est pas coutume, y est la référence (p204) (22).

La posture dominante dont bénéficient les hommes dans la quasi-totalité des domaines centraux à notre société leur permet de contrôler les narratifs qui façonnent notre vision du monde et de peser sur les exigences sociales. Nous nous sommes ici attachés à desserrer les nœuds entourant certaines mises en récit de la féminité, en mettant à jour des stratégies d’infantilisation, d’intimidation et autres. Nous laissons cependant à votre libre appréciation le fait de définir lesquels doivent être totalement défaits, peut-être est-ce dû à une forme de frilosité, nous rapprochant du courant « poule mouillée du féminisme » dont Mona Chollet se revendique – elle ne plaisante qu’à moitié. A l’inverse, exposer les récits comme étant des construits dont nous sommes le produit ne revient pas à dire que nous ne pouvons lutter contre ceux-ci, et qu’il faille tomber dans une sorte de passivité fataliste : le simple fait d’avoir conscience de leur existence est précieux, et constitue une arme de taille.


  1. Site officiel du festival des Nuits de Fourvière : https://www.nuitsdefourviere.com/programme/sorcieres
  2. Pam Grossman, « Avant-propos », in Taisia Kitaiskaia et Katy Horan, Literary Witches. A Celebration of Magical women Writers, Seal Press, Berkeley, 2017
  3. En référence à Virginia Woolf, Une chambre à soi, 1929
  4. Podcast La Poudre, Lauren Bastide, 19ème minute
  5. Mona Chollet affirme dans son essai « je m’efforce ici de mettre en évidence ce que la société attend de nous et ce qu’elle nous défend d’être, sans prétendre pour autant qu’il faudrait systématiquement en prendre le contre-pied » (p149)
  6. Podcast La Poudre, Lauren Bastide, 19ème minute
  7. Pour Armelle Le Bras-Chopard, « la sorcière est l’« antimère » » (Les Putains du Diable. Le procès en sorcellerie des femmes, Plon, Paris, 2006) (p35)
  8. Les comédiennes Ariane Ascaride, Constance Dollé, Clotilde Hesme et Louise Orry-Diquéro, ainsi que les musiciennes Franky Gogo et P.R2B
  9. Référence à la chanson Une sorcière comme les autres d’Anne Sylvestre
  10. Nadia Daam, « A quel moment les femmes célibataires sont-elles devenues des « femmes à chat » ?, Slate.fr, 16 janvier (p57)
  11. Adrienne Rich, Naître d’une femme. La maternité en tant qu’expérience et institution, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jeanne Faure-Cousin, Denoël/Gonthier, « Femme », Paris, 1980
  12. Elle cite les travaux de Nathalie Bajos et Michèle Ferrand, « La contraception, levier réel ou symbolique de la domination masculine », Sciences sociales et santé, vol. 22, n°3, 2004 (p79)
  13. Lucie Joubert, L’Envers du landau. Regard extérieur sur la maternité et ses débordements, Triptyque, Montréal, 2010
  14. Colette Cosnier, « Maréchal, nous voilà ! ou Brigitte de Berthe Bernage », in Christine Bard (dir.), Un siècle d’antiféminisme, Paris, Fayard, 1999
  15. Adrienne Rich, Naître d’une femme. La maternité en tant qu’expérience et institution, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jeanne Faure-Cousin, Denoël/Gonthier, « Femme », Paris, 1980
  16. Virginie Despentes, King Kong Théorie, Grasset, Paris, 2006
  17. Cynthia Rich, « Ageism and the politics of beauty », in Barbara Macdonald (avec Cynthia Rich), Look Me in the Eye. Old Women, Aging and Ageism, Spinsters Ink., San Francisco, 1983
  18. Idem
  19. Carolyn Merchant, The Death of Nature. Women, Ecology, and the Scientific Revolution [1980], HarperOne, San Francisco, 1990
  20. Idem
  21. Barbara Ehrenreich et Deirdre English, Fragiles ou contagieuses. Le pouvoir médical et le corps des femmes [1973], traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marie Valera, Cambourakis, « Sorcières », Paris, 2016
  22. Annaliese Griffin, « Women are flocking to wellness because modern medicine still doesn’t take them seriously », Quartz, 15 juin 2017, https://qz.com