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Hôpitaux cherchent pédopsychiatres désespérément

ENQUÊTE. Difficulté d’hospitaliser des patients faute de moyens, listes d’attentes interminables pour obtenir une consultation, des équipes soignantes à bout de souffle. Les médecins spécialistes de la santé mentale des enfants et des adolescents peinent à alerter sur la pénurie de pédopsychiatres et la détresse que connaissent leurs services.

Dans le couloir principal sont alignés une tripotée de porte-manteaux, surmontés de portraits souriants. Les enfants à qui ils appartiennent sont partis en stage de danse, au théâtre Louis Aragon, mais on les imagine facilement habiter ce lieu plein de vie que sont Les Trois Jardins. Depuis 2014, à Aulnay-sous-Bois en Seine-Saint-Denis, cet hôpital coloré accueille des patients porteurs d’un trouble autistique, âgés de quatre à douze ans. Plusieurs jours par semaine, les quarante enfants suivis par l’établissement bénéficient d’un programme d’activités taillé sur-mesure. Exercices de psychomotricité, leçons individuelles dans la salle de classe aménagée, détours par la pataugeoire, détente en salle de stimulation sensorielle à l’ambiance sonore et visuelle océanique, gouache dans l’atelier d’art-thérapie : tout est pensé pour accueillir le mieux possible ces enfants qui ont besoin de repères, de rituels et d’une attention particulière pour surmonter leur souffrance psychique.
Pourtant, si les enfants porteurs d’un trouble autistique sont soignés avec efficacité dans cet hôpital, tous ceux de Seine-Saint-Denis ne peuvent pas avoir les mêmes chances. « Quatre-vingt enfants sont inscrits sur la liste d’attente pour entrer ici, quand trois à quatre places se libèrent par an, rapporte le Dr Virginie Cruveiller, l’une des deux pédopsychiatres qui coordonne Les Trois Jardins. Pour soigner tous les enfants du secteur, il faudrait a minima une deuxième structure aussi grosse que la nôtre. »

Cris d’alarme : bis repetita pour les soignants 

Aux côtés de l’association des psychiatres de secteur infanto-juvénile (API) dont elle est membre, Virginie Cruveiller a signé une pétition pour alerter Emmanuel Macron, les candidats à la présidentielle et les parlementaires sur le besoin urgent de rénover la politique de pédopsychiatrie. Le 16 novembre dernier, c’est la Défenseure des droits qui, dans un rapport, poussait un cri d’alarme sur l’inquiétante incapacité de la France de prendre soin de la santé mentale des enfants et des adolescents et sur la détresse que connaissent les services hospitaliers de pédopsychiatrie. Claire Hédon dénonce une « atteinte aux droits et à lintérêt supérieur des enfants » à qui on ne peut garantir un accès à des soins psychiatriques de qualité.

Même s’ils ont des idées suicidaires, on les renvoie chez eux

S’il est un problème que les soignants pointent unanimement du doigt, c’est celui du peu de lits d’hospitalisation en pédopsychiatrie. Ceux du service de pédopsychiatrie du CHU de Laval manifestaient le 28 janvier. Concrètement, huit lits existent dans leur hôpital – ils sont censés pouvoir accueillir tous les enfants et adolescents du département de la Mayenne -, mais seuls trois peuvent être attribués à des patients, faute de médecins pouvant en assurer la responsabilité. « Sur les 9,5 postes de pédopsychiatres équivalent temps plein, seuls quatre sont occupés donc on a dû fermer cinq lits, décrit Sylvain Bihel, infirmier en psychiatrie et représentant syndical FO. Alors quand il faut hospitaliser des enfants, il sont accueillis par la pédiatrie dans le meilleur des cas, ou par la psychiatrie adulte quand on n’a pas le choix. Les autres, même s’ils ont des idées suicidaires, on les renvoie chez eux ».

Même son de cloche au CHU de Nantes. « Lors de ma dernière garde, j’ai eu trois tentatives de suicide d’adolescents en une nuit, raconte le Dr Olivier Bonnot qui y officie. Le premier j’ai dû l’hospitaliser en psychiatrie adulte, le deuxième à l’hôpital de Saint-Nazaire à 65km, et le troisième à celui de Châteaubriant à 75 km ». Comme c’est le cas à Nantes, dix départements français n’ont pas de lits réservés à la pédopsychiatrie. 

Ces entorses au règlement – les recommandations stipulent qu’il ne faut pas hospitaliser des enfants de moins de 16 ans dans les mêmes services que les adultes – ne sont pas sans conséquences sur les enfants. « Imaginez un adolescent qui a des idées suicidaires, qu’on hospitalise chez les adultes, et qui se retrouve confronté à des patients schizophrènes, ou porteurs d’autres pathologies psychiatriques importantes, raconte Christophe Libert, président de l’API. Forcément, et je dis ça sans chercher à stigmatiser les autres patients, il va se dire « Ah c’est ça l’image que je renvoie »». Et s’il est mieux pour les enfants d’être hospitalisés dans les services de pédiatrie, ils bénéficient néanmoins de soins de moins bonne qualité. « Les infirmières, les puéricultrices et les soignants de pédiatrie ne sont pas formés pour la psychiatrie, explique Hélène Buchoul, de l’association des jeunes psychiatres (AJPJA). Ils sauront prendre soin de l’enfant atteint de mucoviscidose du lit d’à côté, mais n’auront pas les bonnes compétences pour l’enfant qui a besoin de soins psychiatriques » et son collègue associatif Antoine Visier de rétorquer « Et à la première épidémie de bronchiolite, ce sont les enfants et adolescents de pédopsy qui doivent laisser leurs lits ».
Outre la problématique des lits, il y a celle des délais pour obtenir une consultation. Dans les centres médico-psychologiques, où les patients viennent en rendez-vous, il faut en moyenne patienter six mois avant d’en obtenir un. Cela peut facilement grimper à un voire deux ans, selon les régions. Certaines structures ne proposent même plus aux parents d’inscrire leurs enfants sur la liste d’attente, tant il semble illusoire d’en voir un jour le bout. « Ces délais n’ont aucun sens à l’échelle d’un enfant » commente Christophe Libert, avant de s’indigner : « il n’aurait jamais été possible de laisser un enfant malade du diabète patienter un an avant de voir un médecin. Pourquoi on l’accepte pour un enfant dont la santé mentale est en danger ? ».

Des services menacés de disparition

En France, 25 départements n’ont plus de pédopsychiatres. Des médecins quittent l’hôpital public, épuisés par les conditions de travail dégradées, parfois guidés par les meilleures rémunérations du libéral.

L’une des causes est le manque de moyens alloués. D’après Christophe Libert, « La psychiatrie, c’est le parent pauvre de la médecine, et la pédopsychiatrie est le parent encore plus pauvre de la psychiatrie. » Les métiers du social et du paramédical sont moins bien rémunérés par l’hôpital qu’il est possible de l’être en libéral, aussi les établissements publics n’attirent-ils plus grand monde. Tous les hôpitaux déplorent une difficulté à recruter des orthophonistes, certaines régions manquent d’infirmiers, et d’autres de psychologues. Alors qu’un service ne fonctionne bien que s’il est orchestré par un tissu pluridisciplinaire solide, les équipes parsemées n’encouragent pas les soignants à redresser la barre des hôpitaux en crise. Le Dr Olivier Bonnot confirme : « Ça n’attire aucun médecin de bosser là où ça fonctionne déjà mal. Travailler dans des services qui manquent de personnels ça veut dire bosser plus, jusqu’à y laisser sa propre santé ».

Aujourd’hui, les pédopsychiatres sont moins de 600 en France. La moyenne d’âge du métier était de 62 ans en 2015. Ils sont nombreux à prendre bientôt le chemin de la retraite.

Une spécialité peu en vogue auprès des étudiants 

Les nouvelles générations d’étudiants en médecine ne se bousculent pas au portillon pour prendre la relève des baby-boomers. Après le concours de l’internat, ils choisissent leur spécialité en fonction de leur classement, et leur désaffection de la psychiatrie se lit dans le marc des chiffres. En 2021, sur les 532 postes d’internes en psychiatrie ouverts en France, 71 n’ont pas été pourvus. A Clermont-Ferrand, par exemple, sur les dix-huit places proposées, neuf n’ont pas trouvé preneurs. C’est encore pire à Poitiers où seuls huit étudiants ont été recrutés sur les vingt attendus. Voilà cinq ans que la tendance se poursuit. Et parmi ceux qui s’orientent en psychiatrie, ils sont encore moins nombreux à choisir de se spécialiser dans le soin des enfants.

Ilia Humbert est présidente de l’AFFEP, une association qui représente les internes en psychiatrie. Avec l’ANEMF, l’association des étudiants en médecine, et l’AJPJA, l’association des jeunes psychiatres, elle a mené une grande enquête pour comprendre l’impopularité de la psychiatrie auprès des carabins dont les résultats, en cours d’analyse, paraîtront dans les mois prochains.

Pour ce qui est de la formation en pédopsychiatrie, « certains internes sont envoyés sur des terrains de stage pour pallier le manque de médecins, déplore Ilia Humbert. En général, ces stages ne sont pas appréciés car peu formateurs. En tant qu’internes, on a besoin d’être encadré dans notre pratique ». C’est le serpent-du-désert-médical qui se mord la queue car les villes réputées abuser de ces méthodes sont, de fait, moins choisies par les étudiants, qui préfèrent bénéficier d’une bonne formation.  
Ariane est interne en psychiatrie au CHU de Lille. Elle effectue son premier stage en pédopsychiatrie, dans un service de consultations. « En tant qu’internes, on a la sensation de débarquer sur un navire qui est en train de chavirer » confie-t-elle. Des étudiants de sa promotion ont déjà eu recours à des arrêts maladie ou ont envisagé de changer de spécialité, éprouvés par la pression et le poids des responsabilités. « On est nombreux à déjà envisager de travailler dans le libéral plutôt qu’à l’hôpital public » confie Ariane.

Malgré la pénurie, la demande ne cesse de croître

Face à cette tension sur l’offre de soin, du fait des médecins vieillissants et du peu de nouvelles recrues, les besoins en soins pédopsychiatriques explosent. Selon un rapport de l’Inspection générale des Affaires sociales (IGAS) de 2017, le nombre d’enfants et d’adolescents suivis par la psychiatrie a augmenté de 60% en vingt ans. Celui de la Défenseure des droits comptabilise, sur la seule année 2020, 468 000 enfants de moins de seize ans bénéficiant de soins pédopsychiatriques en ambulatoire (en hospitalisation sur la seule journée), et 45 000 ont été hospitalisés sur une longue durée.

Le champ du médico-social, lui aussi asphyxié, redirige les enfants vers les services de pédopsychiatrie. Des vagues de nouveaux patients affluent des instituts médico-éducatifs, pleins à craquer, des écoles et collèges qui manquent cruellement de médecins ou de psychologues scolaires, ou encore des centres de protection maternelle infantile. La hausse de la demande s’explique aussi par la démocratisation du recours à la psychiatre. Plusieurs études, comme celle publiée par l’Unicef en octobre 2021, ont également prouvé l’impact de la crise sanitaire dans la hausse des besoins en soins psychiatriques. Toutes ces vagues de patients affluent dans des services hospitaliers où le fonctionnement est déjà très dégradé.

Les répercussions sur les enfants sont dangereuses

Pour faire face à la demande, « on fait moins bien pour aller plus vite et voir plus de monde », confie Olivier Bonnot. Pourtant, les troubles de la santé mentale, si on ne les prend pas en charge, s’installent et deviennent des pathologies psychiatriques complexes qui deviennent difficiles à traiter à l’âge adulte. Les délais empêchent de pouvoir faire de la prévention. Par exemple, « un enfant avec une anxiété scolaire, ça arrive souvent qu’on ne le rencontre qu’après six mois de déscolarisation » déplore le Dr Mario Sperenza, secrétaire général de la SPEAFA, la première association de pédopsychiatres.

Une autre conséquence est dénoncée dans un rapport du Haut conseil de la santé publique paru en 2015 sur la consommation des anxiolytiques chez les enfants et adolescents. La défenseure des droits, Claire Hédon, déplore cet usage qui, selon elle, « ne devrait pas servir à pallier l’absence de personnels »
« Une grande partie des troubles des adultes apparaissent dans l’enfance, confie Christophe Libert. Réparer la pédopsychiatrie, c’est un enjeu très fort pour la santé mentale des enfants et des adolescents, mais aussi pour les adultes de demain qu’ils sont.»