Catégories
JuridiquePolitiqueSociété

Entre chiffres et résultats, de la marchandisation de l’État à la justice sociale

Aux origines : Compter pour bien gouverner

Pierre Rosanvallon, historien et sociologue français explique que l’histoire de l’État est indissociable des chiffres. À plusieurs moments clés, il y a eu pour les gouvernants une nécessité de connaître les gouvernés pour mieux les administrer ou plus négativement pour mieux les dominer. Si l’on veut remonter encore quelques siècles en arrière, c’est précisément la manœuvre qu’a opérée Guillaume le Conquérant après sa conquête de l’Angleterre au XIème siècle. Avec le Domesday Book (ou Livre du Jugement dernier en français), celui-ci a lancé une vaste campagne de référencement de son royaume fraîchement conquis avec les terres, la population etc. On pourrait presque parler de prémices de la comptabilité nationale, mises en œuvre au XXème siècle en suivant les principes de l’économiste John Maynard Keynes. Rosanvallon explique que la statistique était étymologiquement liée à « ce qui est relatif à l’État ». Suivant les enseignements de Max Weber, qui a consacré une bonne partie de son œuvre à l’étude du processus de « rationalisation de l’État », il détaille tous ces procédés, lesquels sont tous dictés par une seule volonté : mieux gouverner en connaissant les gouvernés le mieux possible.

C’est dans ce contexte-là, au milieu du XIXè siècle que naîtra le service de Statistique générale de la France, ancêtre de l’INSEE, et dont la principale mission sera l’étude des « statistiques morales ». Celles-ci sont elles-mêmes les véritables ancêtres des sondages directement effectués sur la population. À ce moment-là, le mode de gouvernement représentatif à forte tendance libérale étant en pleine montée, celui-ci trouve un très puissant allié pour asseoir sa légitimité et créer un véritable sentiment d’appartenance. En conséquences, on peut notamment noter la disparition des révoltes fiscales durant ce siècle : les politiques en la matière sont plus ciblées et sont donc mises en place de manière bien plus satisfaisante. De surcroît, une certaine transparence financière était au goût du jour, elle qui avait été tellement critiquée lors des doléances de la Révolution de 1789. Finalement, l’État libéral du XIXè siècle était bien plus interventionniste que notre État social du XXIè siècle, ce qui semble franchement paradoxal. Mais il y a lieu de nuancer : cette époque était marquée par un profond serrage de vis de l’État notamment en matière de libertés publiques (syndicat éducation etc).

L’acception classique veut qu’un tournant libéral s’opère sur la planète concurremment au développement de la mondialisation. Mais si l’on devait trouver deux moments clés, ce serait d’abord les deux chocs pétroliers des années 1970, mais aussi de manière moins évidente la signature du traité de Maastricht en 1992, reformant l’Union Européenne que l’on connait ainsi aujourd’hui. Avec les augmentations de l’espérance de vie et du niveau de vie moyen dans les pays développés, les Etats se veulent moins redistributifs. Ceci-dit, d’autres problèmes émergent, et engendrent par -là même « deux vitesses » au sein de la population, notamment en France. C’est à ce titre-là qu’Alain Supiot déclare que « l’histoire du droit n’est pas linéaire, elle est séquentielle ». Le droit met au jour le reflet d’une société.

L’héritage : Compter et gouverner en fonction

Du point de vue de l’Etat social, après la Seconde Guerre Mondiale, on voit bien que le droit du travail et la justice sociale engendrent les solidarités. Ainsi, Alain Supiot estimait que « La justice sociale est le produit de la démocratie économique », situant les débuts d’une telle doctrine dans la Constitution de Weimar, régime très social en vigueur en Allemagne entre la fin de la Première Guerre Mondiale et l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Ce qui peut être craint c’est que la destruction d’une telle doctrine amènerait à redéfinir négativement la justice sociale et donc créer des dynamiques plus identitaires et individualistes de la solidarité et du lien social. On a souvent l’impression de se trouver dans une époque du « chacun pour soi » : le contexte n’y est pas étranger. Pour Alain Supiot, cette justice sociale a été substituée de manière presque religieuse à une justice spontanée qui sortirait de l’ordre du marché, un marché auto-régulateur qui serait parfaitement vertueux. Une idéologie que craignait déjà Karl Polanyi dans La Grande Transformation.

Pourtant, quand éclatent des crises telles que celle que nous avons vécue, il semble évident que ce système s’écroule comme un château de carte. « Les assurances disparaissent et vers qui nous tournons nous ? L’État » conclut Alain Supiot. Le professeur va même plus loin, pour lui, il y a une sorte d’idéologie libertarienne qui s’est développée consistant en une logique contractuelle perpétuelle, symbolisée selon lui par la phrase d’Emmanuel Macron lors de son élection en 2017 « Je veux créer une République contractuelle ». Le problème se pose avec acuité, par exemple, dans l’épineux problème des retraites qui ne peut être pensé sous les seuls prisme de son financement et de son contrat mais anticipé sur plusieurs générations. Rassembler plusieurs entités pour faire des économies d’échelle peut être utile lorsque l’on réunit plusieurs administrations déconcentrées comme c’est la tendance depuis quelques années. Mais lorsque cela concerne une politique sociale qui implique de prendre en compte beaucoup de cas indépendamment des autres, cela peut forcément devenir contre-productif. La Sécurité sociale, à ses débuts, avait cette ambition, mais face à l’injustice que cela susciterait, elle a vite fait marche arrière. Cela pose peut-être une vraie question d’un âge fixe et universel de départ à la retraite sur tous les secteurs du travail du professeur d’Université au maçon.

Pour conclure, d’un point de vue optimiste, mais borné, l’idée libérale de marchandisation absolue du monde a encore bien du chemin à faire. En France, même la droite au pouvoir n’a pas pu le faire au sein de l’Education Nationale par exemple, tant il est vital pour les pouvoirs régaliens que sont l’armée, la police et l’éducation de garder un seul interlocuteur : l’État. Ce paradis perdu est une chimère, malgré l’acharnement des politiques publiques à désengager socialement l’État, celui-ci finit toujours par être ramené sur le devant de la scène, de gré ou de force.

Sources / Pour aller plus loin :

https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/une-semaine-en-france/une-semaine-en-france-du-vendredi-23-septembre-2022-2751316

https://www.lemonde.fr/idees/article/2010/08/27/l-ecole-face-au-fleau-de-la-marchandisation_1403313_3232.html

https://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20170727.OBS2654/simone-weil-la-revolte-et-la-grace.html?fbclid=IwAR1wWzbNU3uhm05d3w0bCGIK5-bqgFj5UHoK4_3wtXO2zLiy9yINEOcPYBY

L’État en France de 1789 à nos jours, Pierre Rosanvallon