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Questionnements sur le régionalisme à la française

L’indépendantisme régional occupe une place non négligeable dans le débat public en France. Et récemment, c’est le cas de la Corse qui a fait la une des quotidiens. En effet, lors d’une récente visite en Corse, le Président de la République a déclaré vouloir inscrire la spécificité de l’île de Beauté dans la Constitution et de lui consacrer un article. Au-delà du cas de la Corse, l’ambivalence de l’État français réside dans sa propension à déléguer des pouvoirs aux collectivités, tout en promouvant son caractère unitaire.

Régionalisme et État unitaire : entre opposition et conciliation

Pour expliquer le regroupement des individus du territoire français, les théoriciens s’accordent à dire qu’ils sont animés par une espèce de raison mystique, presque métaphysique de faire corps autour d’une idée commune, la Nation. Autrement dit, un corpus d’individus décide de faire État ensemble en se rendant compte de leur appartenance et de leur héritage historique commun.

Le terme est important : c’est un héritage qui donne à la nation française sa naissance au delà de cette volonté commune de faire nation. Si l’on en croit le père de la théorie du culte de la Nation, Ernest Renan, cette dernière existe par essence avant d’être une construction sociale. Les agitations du XIXè siècle, notamment les révolutions et les successions de régimes, prouvent bien que les Français sont animés par une certaine idée du corps social qu’ils constituent et de son organisation.

Les partisans de Renan ne nient pas les traditions et cultures locales, mais ils n’en font pas des espaces hermétiques les uns aux autres, ce sont les traditions et coutumes partagées qui ont créé la tradition française. Renan le précise bien par exemple : la Nation est une affaire de choix et la touche française de cette conception réside dans l’explication que cet intérêt commun vaut contrat entre tous les individus pour des raisons mystiques sinon métaphysiques. Les régionalistes, eux, sont bien d’accord pour dire que la langue, l’héritage historique crée la nation, mais ils peuvent tout à fait l’utiliser à leur avantage pour chaque langue locale et chaque héritage historique local. Frédéric Mistral, par exemple, fonde au XIXè siècle le mouvement du Félibridge qui justifie son existence par cet argumentaire. Là est toute l’explication de l’opposition naturelle entre l’État unitaire et régions à l’héritage socio-historique fort : ils puisent dans les mêmes théories les racines idéologiques de leur existence.

Ainsi initialement, les théoriciens vont surtout chercher à concilier ces velléités opposées en incorporant théoriquement les régions au sein de l’État-nation français. Le célèbre royaliste Charles Maurras s’appuie par exemple, dans sa doctrine du “nationalisme intégral », sur ce qu’il nomme la “politique naturelle”, qui inclut les institutions naturelles composées notamment des provinces, qu’il appelle le “pays réel”. Mais là encore, sa doctrine nationaliste complémente celle des régionalistes. Maurras condamne certes l’État central qui efface les identités régionales au profit de l’identité française, mais surtout parce selon lui, il n’est pas légitime à gouverner le peuple français, puisque seul le roi l’est.

Quid des volontés indépendantistes ? : un numéro d’équilibriste entre décentralisation fonctionnelle et reconnaissance symbolique

Au-delà de la théorie, il apparaît clair que l’histoire de France, qui s’est employée pendant des siècles à incorporer des territoires différents en gommant toute identité locale, a forcément créé des lésés qui se sont transmis de génération en génération l’opposition à l’État central. Depuis les années 80, la France a opéré une large réforme de décentralisation en plusieurs vagues pour desserrer l’étreinte unitaire du pouvoir central. En 2023, la décentralisation laisse une marge de manœuvre importante aux collectivités locales, notamment sur la conception et la mise en place de leurs politiques publiques, et leur financement. A tel point qu’avec l’ensemble des réformes déléguant les compétences et offrant plus de possibilités aux grandes communes de s’associer en métropole, on perçoit de plus en plus une France dont l’organisation territoriale se fait « à la carte ».

Mais pour revenir au discours du Président de la République, celui-ci parle bien « d’inscrire la spécificité historique et culturelle de la Corse dans la Constitution ». E. Macron répond ainsi à des volontés davantage émotionnelles que fonctionnelles, et c’est là que réside toute l’ambivalence de la décentralisation et de la politique régionale à la Française. Les pouvoirs publics répondent-ils réellement aux volontés indépendantistes des Basques, Corses ou Bretons lorsqu’ils décentralisent ? A première vue non, ce sont globalement de réformes purement fonctionnelles d’organisation du territoire plus que de reconnaissance d’une spécificité particulière. Ainsi donc, si le projet constitutionnel du Président se concrétise, il y aura une volonté au moins de créer une décentralisation « symbolique » vis-à-vis des collectivités locales. Mais est-ce suffisant ? Et surtout cela ne pourrait-il pas ouvrir la porte à toute une liste de réformes contenant autant de « chapitres dédiés » à la spécificité de collectivités locales que le nombre de celles-ci ?

Mathieu SALAMI

Sources :

Histoire des idées politiques, Olivier Nay, Armand Colin, 2021

Les collectivités territoriales et la décentralisation, Michel Vespeaux, Christine Rimbault, Franck Waserman, 12ème édition, La documentation française, 2021
De la tradition à la revendication : provincialisme ou régionalisme ? Pierre Pasquini, Ethnologie Française n°33, 2003, pages 417 à 423

La fabrique des espaces politiques régionaux : retour sur une France différenciée, Romain Pasquier, Métropolitique, 2012