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Monde Contemporain

Les oubliés de la Grande Guerre

Dix millions de morts parmi les combattants, dix millions de plus parmi les civils, vingt et un millions de blessés. Celle qu’on a appelé à partir de 1918 la Grande Guerre a laissé un douloureux souvenir et l’assurance inébranlable qu’un tel conflit ne se reproduirait plus. Les plus attentifs auront remarqué que lorsqu’il est question de chiffres en matière de Première Guerre Mondiale, une catégorie de belligérants ne revient pas forcément : ceux qui ont survécu. Cela tombe bien, le romancier Pierre Lemaitre ne les a pas oubliés et leur a consacré un livre : Au-revoir Là-haut, récompensé du prix Goncourt 2013.

Un roman picaresque

Après s’être fait connaître pour ses romans policiers, Pierre Lemaitre change drastiquement de style littéraire. Il s’attaque à des romans plus globaux, à la base moins fictive, historique, en reculant la focale. C’est le roman dit « picaresque », mettant en scène de manière assez réaliste des personnages au sein d’un contexte historique précis. Le terme vient du nom « Picaro », un héros d’histoire du XVIème siècle caractérisé par son existence plutôt difficile et malheureuse mais dont l’intelligence ou le destin va le conduire vers une aventure rocambolesque.

C’est ainsi que nous allons suivre les aventures d’Édouard et d’Albert, deux poilus de la Grande Guerre dont le récit commence juste avant l’armistice de Rethondes en 1918. Dans les jours qui précèdent cet arrêt des combats, l’ambiance est plutôt à la détente. Les soldats, conscient des rumeurs qui circulent dans les tranchées, attendent la fin de la guerre et les coups de canons se font aussi rares que les ordres. Mais c’est sans compter le patriotisme (semble-t-il) exacerbé du lieutenant d’Aulnay-Pradelle, un des seuls « amoureux de la guerre » qui, dépité d’une gloire qu’il n’a pas encore pu toucher, veut à tout prix frapper un grand coup avant que celle-ci ne se termine. C’est ainsi que, quelque jours avant l’armistice, l’unité d’Édouard et Albert est sommée de donner l’assaut. Leurs vies ne seront plus les mêmes dès lors.

Par son traitement rapide de cet assaut, qui ne s’étend que sur les cinquante premières pages, Lemaitre nous annonce d’emblée sa volonté d’aller droit au but, dans la vraie Histoire, celle toute aussi officielle mais dont on n’entend pas vraiment parler… et il aurait mieux fallu que cela reste comme ça. Lemaitre envoie valser les a priori dès l’incipit, des masques vont tomber :

« Ceux qui pensaient que cette guerre finirait bientôt étaient tous morts depuis longtemps. De la guerre, justement »

Le duo Édouard-Albert s’engage alors dans une aventure à rebondissements où se mêlent la politique, les mœurs, le contact entre le Tout-Paris riche et les rescapés de la Grande Guerre livrés à eux-mêmes. Interviennent également la corruption et le mérite volé, symbolisé notamment par d’Aulnay-Pradelle, qui sera amené à croiser la route de nos protagonistes plusieurs fois. Si la trame principale est sombre, pas étonnant au vu du goût de Pierre Lemaitre pour les romans noirs, les deux personnalités de nos personnages sont très attachantes. Albert est plutôt un homme timoré et prudent ; un peu naïf sur les bords. Édouard, plus taciturne mais non moins intelligent, sera le cerveau de leur petite conspiration contre l’État.

La France et les anciens combattants

Un point central saute aux yeux du lecteur dans l’histoire contée par Pierre Lemaitre : la gestion des morts de la Grande Guerre est d’une déconcertante facilité, là où celle des rescapés est absconse. D’un côté, on côtoie un État français organisant la mise en place de la politique du monument aux morts pour glorifier ceux tombés pour la patrie. C’est d’ailleurs pendant la Grande Guerre qu’est institué la mention « Mort pour la France » sur les actes de décès des soldats tués. De l’autre, Pierre Lemaitre place la focale sur les anciens combattants oubliés par la France. L’État attend de l’Allemagne vaincue qu’elle paie des dizaines de millions de mark-or de réparation de la guerre pour ensuite rediriger cet argent dans les pensions d’invalides. Seulement, ce versement se fait attendre et les pensions se font rares. Ces rescapés se voient même méprisés par une partie de la population qui peuvent potentiellement les voir comme des lâches pour avoir survécu à une telle boucherie. La situation est encore plus dramatique pour les dizaines de milliers de « Gueules cassées » dont Édouard fait partie. En tout, près de six millions de soldats sortiront « invalides » de la guerre. Beaucoup d’entre eux mourront dans les années suivant l’Armistice, de complications, d’infection ou simplement de fatigue due à la guerre.

Comment l’expliquer ? C’est évident, la Première Guerre mondiale est la première guerre dite « totale », c’est à dire que bien que le pays soit vainqueur, il demeure ruiné et épuisé à la fin de la guerre. De plus, l’État doit justifier quatre ans de régime exceptionnel notamment caractérisé par la censure à outrance. Il faut que la population se range encore une fois derrière une cohésion nationale. Rien de mieux, donc, qu’une grande politique mémorielle destinée à pleurer les soldats qui ne sont plus et ramener la paix sociale (de Gaulle fera exactement la même chose en 1945). C’est donc pour cela que lors des premières élections législatives à se tenir après la guerre, un bloc national républicain de droite émerge pour gouverner la France.

Malheureusement, et c’est sur quoi Pierre Lemaitre s’attarde longuement, des profiteurs vont se glisser dans les rouages de la machine mémorielle française. D’Aulnay-Pradelle va monter une entreprise organisant la prise en charge de la construction des cimetières militaires et obtenir les droits et financements par l’État de manière douteuse. Dans une IIIème République française qui n’est pas reconnue pour la transparence de ses institutions, il est clair que cela fait tâche sur les années d’après guerre. Pour raconter cela, Pierre Lemaitre se base sur un réel scandale sur les exhumations de tombes militaires ayant éclaté en 1922.

D’une plume résignée à dévoiler les facettes sombres d’une belle histoire patriotique, Pierre Lemaitre ouvre avec colère sa trilogie nommée Les Enfants du Désastre qui ira jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Adapté au cinéma par Albert Dupontel dans le rôle d’Albert en 2018, Au revoir La-haut a recueilli pas moins de cinq Césars dans la foulée.