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Monde Contemporain

La danse à l’œuvre en France : quelles politiques de médiation culturelle ?

Le 11 mai 2023, Hannah O’Neill, danseuse étoile à l’Opéra National de Paris, et Florent Mélac, chorégraphe et sujet, ont dansé au milieu des œuvres d’art de l’exposition Manet/Degas lors d’une représentation privée dans la salle de l’Auditorium du Musée d’Orsay. Accompagnés par Claire-Marie Le Gay au piano, cette nouvelle chorégraphie Daphnis et Chloé de Ravel signée Florent Mélac semble donner vie aux sculptures et mettre en mouvement les peintures dès que résonnent les premières notes.

Le Musée d’Orsay, monument historique et patrimoine culturel de l’Unesco, s’attache à allier le mouvement à l’immobilité, pour proposer une forme d’art nouvelle, plurielle et active. En France, et dans le monde, d’autres musées et lieux historiques ou publics organisent des actions culturelles, sous forme d’activités de médiation ou d’évènements spéciaux. La danse s’inscrit donc dans un prisme artistique, éducatif et de proximité, favorisé par les institutions culturelles et leurs politiques.

Manet, Degas et les rats de l’Opéra

Le Musée d’Orsay, Jean-Pierre Dalbéra – Flickr

L’exposition Manet/Degas du Musée d’Orsay est organisée par les musées d’Orsay, de l’Orangerie et le Metropolitan Museum of Art de New York, et vise à mettre en avant ce que la modernité picturale eut d’hétérogène ou de conflictuel. Elle révèle la valeur de la collection de Degas où Manet occupa une place grandissante suite à son décès. Leurs vies comme leurs œuvres présentent des similarités et tous deux s’expriment dans la modernité impressionniste du XIXe siècle, s’inspirant l’un de l’autre dans des sujets proches. Pourtant, cette proximité révèle une rivalité, significatrice de leur style propre.

Le corps des danseuses et l’art chorégraphique sont, au XIXsiècle, une source d’inspiration pour les peintres et les sculpteurs. Une histoire de la danse se dessine pas à pas à travers les œuvres de nombreux artistes. Degas assiste aux répétitions des rats de l’Opéra afin de dessiner davantage de croquis et saisir l’instant dans le mouvement. Le 11 mai 2023, ces danseuses ont pu danser une nouvelle fois, entrainées par Hannah O’Neill et Florent Mélac, au milieu de toutes les autres œuvres d’arts.

Repousser les limites de l’expression chorégraphique, le rôle de l’espace muséal

La danse, en France, a traversé différentes périodes et influences, délaissant peu à peu ses fonctions sociales et religieuses endossées au Moyen Âge pour aller vers une diversification par la danse populaire et savante. Au début du XXe siècle émerge la danse moderne, brisant les conventions de la danse classique et à partir des années 1950 la danse post-moderne, qui évolue vers la danse contemporaine que l’on connait actuellement, fait son apparition. Les codes de la danse sont alors remis en question, et différentes disciplines artistiques s’en mêlent, notamment les arts visuels, pour repousser les limites de l’expression chorégraphique. Ce style contemporain joue un rôle crucial dans la relation entre la danse et les musées, ouvrant la voie à sa présence artistique dans ces institutions.

Déjà dans les années 1960 aux Etats-Unis, le mouvement Luxus favorisait la collaboration entre artistes de différentes disciplines dans des actions hétérogènes, notamment sous la forme de happenings. Merce Cunningham, avec ses « events » lors desquels des extraits de ses œuvres étaient exécutés de manière aléatoire dans des lieux non conventionnels, fut l’un des premiers à présenter des spectacles de danse en dehors des théâtres. Le premier de ces événements a eu lieu en 1964 au Museum des 20 Jahrhunderts (Musée du XXe siècle) à Vienne.

L’influence américaine arrive finalement en Europe et en France, où la danse moderne et contemporaine se rapprochent de l’expression théâtrale, un exemple frappant étant la pièce Café Müller de Pina Bausch (1978). Le Centre Pompidou accueille aussi de nombreux danseurs dans le cadre d’actions spéciales et de spectacles. The Show Must Go On de Jérôme Bel y est d’ailleurs présenté en 2002 et déconstruit la notion de danse perçue par le public, en dégageant le plateau pour mettre en avant les éléments constitutifs de la société de consommation. Ces nouvelles formes d’art permettent d’appréhender différemment le monde de la danse et de ses possibles, en élaborant une relation étroite avec les arts visuels. Cette révolution œuvre donc pour la danse et sa pluralité, ainsi que le public et sa diversité.

Les monuments historiques sont plus réticents à intégrer la danse, par rapport aux musées d’art ancien et moderne, lorsque la préoccupation de la préservation et la conservation de leur patrimoine prime. La programmation de l’art vivant, y compris la danse, dans les monuments historiques est un phénomène relativement récent et encore peu fréquent. Dans les musées en France, à Paris comme dans les provinces, ces actions, ouvertes ou non à un public large, se multiplient et accueillent davantage de danseurs parmi les œuvres exposées, bien qu’il soit possible de déplorer qu’elles soient rarement reliées aux collections du musée.

Des institutions et des politiques pour accompagner les évolutions de la danse

L’histoire des politiques culturelles en France remonte au milieu du XXe siècle, avec la création du ministère des Affaires culturelles en 1959, dirigé par André Malraux. A la même époque, des compagnies de danse contemporaine émergent en France, portées par des figures emblématiques telles que Maurice Béjart ou Carolyn Carlson. Cette nouvelle institution et le gouvernement français sont essentiels dans le développement et la reconnaissance de la danse comme art et patrimoine culturel. Leur soutien s’exprime à travers des subventions et des aides financières aux compagnies comme aux diverses structures et la promotion de projets indépendants. En 2017, le montant des aides accordées par le ministère de la Culture pour la sauvegarde du Patrimoine culturel immatériel s’élevait à 11 millions d’euros pour 317 compagnies chorégraphiques. Ainsi, les politiques culturelles permettent à la danse de prendre place dans différents espaces et facilitent sa diffusion.

Dès les années 1970, la danse représente un réel domaine d’action pour l’Etat français et s’opère une décentralisation chorégraphique, autour d’un réseau de Centres chorégraphiques nationaux (CCN) dans les années 1980. Vingt ans plus tard, émergent des Centres de développement chorégraphique devenus Label national depuis 2016 (CDCN) et le Centre national de la danse (CND), lieu majeur de formation, de création et de développement chorégraphique est créé en 1998 à Paris. Il met notamment en œuvre en 2010 un programme d’aide à la recherche et au patrimoine en danse. De cette manière, en plus de mettre en avant les grandes compagnies, l’Etat vise aussi à favoriser le développement des compagnies indépendantes.

Dans les années 1980, suite à la prise de conscience par l’Etat de la relation particulière de la danse à l’image, est née une Cinémathèque de la danse, intégrée au CND en 2013. Par ailleurs, le site Numéridanse, première vidéothèque de danse, rassemble des vidéos permettant de comprendre la danse et son histoire, pour les professionnels comme pour les amateurs. Ce patrimoine de la danse est alors développé et préservé par l’Etat français, et son attention porte également sur sa préservation littéraire et éditoriale. Le Centre national du livre consacre une Librairie de la danse, permettant notamment la parution du Dictionnaire de la danse, publié par les Editions Larousse.

Enfin, il s’agit pour le ministère de la Culture et ses partenaires de rendre accessible ce patrimoine préservé, afin qu’il touche un public divers. Il est par exemple possible, depuis 2007, de faire partie du programme « Danse en amateur et répertoire » porté par le CND, donnant la possibilité à des amateurs de danse de découvrir et se rapprocher des extraits d’œuvres du répertoire.

Pourtant, nombreux sont les compagnies et les danseurs qui signifient le manque d’aides et d’implication de l’Etat dans le domaine de la danse, qui reste précaire. Cet art peine à se produire sur les scènes nationales, et à composer une programmation dense. L’enquête de l’agence culturelle d’Île-de-France (ARCADI) sur la diffusion de la danse en Île-de-France entre 2003 et 2012 est claire : malgré une période d’expansion, le nombre de lieux programmant des spectacles de danse recule de 26 % entre 2008 et 2012 et celui des représentations chorégraphiques de 18 % entre 2007 et 2012.

La médiation culturelle, sociologie d’une difficile démocratisation

Les actions de médiation culturelle visent alors à conserver son caractère de patrimoine immatériel et à rendre visible cet art parfois oublié, pourtant accessible à tous et pratiqué par un grand nombre de personnes, quel que soit son format ou son contexte. La médiation culturelle englobe les pratiques et dispositifs qui facilitent l’accès et la compréhension de la culture en créant des liens entre les œuvres, les artistes, les institutions culturelles et le public. Elle favorise l’interaction et la participation du public à travers des visites guidées ou spectacles commentés, des ateliers, des rencontres avec des artistes, des conférences ou encore des débats après des projections de films. La médiation culturelle a pour but de toucher un large public, y compris les enfants, les adolescents, les adultes, les personnes en situation de handicap et celles éloignées de la culture. Elle vise à démocratiser l’accès à la culture, promouvoir la participation citoyenne, stimuler la créativité et de nourrir les échanges culturels au sein de la société.

En présentant la culture sous une forme plus ludique ou divertissante, les actions de médiation culturelle désacralisent la vision d’une culture réservée aux classes sociales supérieures et éduquées. En effet, sortir les œuvres artistiques dansées des théâtres donne, dans l’idée, une ouverture plus large à un public diversifié. Mais si la danse donne du mouvement et remanie les œuvres à l’intérieur du musée, celui-ci, comme les autres instances culturelles, reste fermé à la même catégorie sociale : selon les données 2018 du ministère de la Culture, 71% des cadres supérieurs se sont rendus au théâtre ou à un concert au moins une fois dans l’année contre 38% des employés et ouvriers. Mais le simple accès l’œuvre d’art ne suffit pas à démocratiser la culture, cette perception de la médiation culturelle est restrictive. Il s’agit pour les musées de réinventer leur manière de présenter l’art, afin qu’il attire un maximum de personnes et de profils diversifiés.

La médiation culturelle permet également de diffuser la culture dans les zones géographiques où celle-ci n’est que peu présente, et tente d’intégrer dans ses pratiques des formes culturelles souvent oubliées, comme les jeux vidéo, l’écoute musicale, les fan-clubs…Même si l’action de la médiation tente d’atténuer ces écarts et malgré la volonté française de démocratisation culturelle, il apparait complexe de populariser et généraliser l’accès à la culture. Selon les mots de Jean Caune[1], la médiation serait « à bout de souffle ». La société actuelle ferait face à une « fausse démocratisation » culturelle, renforcée par les nouveaux enjeux économiques de la culture.

Paradigme Beaubourg, vers une « événementialisation » et une économisation de la culture ? 

Le « paradigme Beaubourg » montre le passage d’une conception patrimoniale de la culture à une conception événementielle, sans pour autant faire disparaitre l’une ou l’autre. La danse n’échappe pas à cette tendance, ses lieux de diffusion laissant transparaître une « évènementialisation » des pratiques de médiation culturelle en la matière. La notion de programmation revêt donc une importance nouvelle pour les organisations culturelles.

Alors, il s’agit de comprendre la différence entre ce qui peut être qualifié d’« événementialisation » de la culture au profit du tourisme et action artistique culturelle mêlant plusieurs formes d’art dans un contexte culturel. Emmanuel Négrier, chercheur au CNRS, constate une « événementialisation de la vie culturelle et sociale », notamment par la généralisation de manifestations de grande ampleur qui, au-delà d’attirer ressources et touristes, révèle de réels enjeux politiques pour les villes. Il se pose donc la question d’un juste milieu à trouver, pour rendre attractive la culture sous toutes ses formes, sans créer d’évènements répondant strictement à une logique financière et dénués de sens. En effet, l’économisation de la culture est un nouvel enjeu, face à la banalisation qu’elle semble connaitre ces dernières années.  Le patrimoine immatériel apparait alors comme une nouvelle dynamique pour le patrimoine matériel, chacun agissant aussi dans l’intérêt de l’autre.

Finalement, les publics de la danse contemporaine ne font pas l’objet de réelles études poussées, permettant d’analyser ses évolutions ni ses succès. Alors, il apparait d’autant plus complexe d’analyser l’impact des actions dansées dans les musées, et à l’échelle sociale. La revitalisation d’un patrimoine matériel ou immatériel, malgré les efforts produits, reste difficilement quantifiable lorsque l’homogénéité sociale n’est que peu visible et pas atteinte. Les actions de médiation culturelle perdurent et espèrent remplir leur objectif principal : si les publics d’horizons diversifiés ne se rendent pas dans les lieux culturels, ceux-ci se rendront à eux. Il ne reste plus qu’à réellement ouvrir ces événements au large public pour que la culture se départisse une fois pour toute de sa conception fermée et élitiste, marquée par les enjeux politiques et économiques actuels.


[1] Jean Caune, La démocratisation culturelle, une médiation à bout de souffle. Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, coll. Arts et culture, 2006, 205 p.

Une réponse sur « La danse à l’œuvre en France : quelles politiques de médiation culturelle ? »

Très bel article sur la danse et son histoire, racontée dans toutes ses formes…
Bravo pour le travail de rédaction et merci de m’avoir appris des choses intéressantes sur cet art !

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