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La correctionnalisation judiciaire et les violences sexuelles

L’exemple de l’appréhension par la justice pénale des violences à caractère sexuel

La justice pénale est la plus médiatisée de toutes, en raison des nombreuses séries et des nombreux films traitant du sujet. Pourtant, ses arcanes restent inconnus pour la majorité. La justice pénale repose sur de nombreux autres échelons et acteurs que ceux mis en scène à la télévision. Chapeautée par la Cour de Cassation, qui veille à la légalité des décisions, le justiciable peut avoir à faire soit à un Tribunal Correctionnel, soit à une Cour d’Assises, en fonction de la gravité de son infraction. La compétence est donc liée à la qualification retenue pour l’infraction lors de l’instruction. Ainsi, les délits sont de la compétence des Tribunaux Correctionnels, bien que les Cours d’Assises soient aussi compétentes puisque possédant compétence de pleine juridiction. Les crimes sont cependant de leur compétence exclusive. Pour garantir la compétence criminelle des Cours d’Assises, l’article 469 du Code de Procédure Pénale en son alinéa premier contraint un Tribunal Correctionnel à se déclarer incompétent si un fait de nature criminelle lui a été déféré sous la qualification de délit. 

La mise en œuvre de la correctionnalisation judiciaire 

Lors de l’instruction d’un dossier, étant donné que la compétence est dépendante de la qualification opérée des faits, il peut y avoir un intérêt à retenir telle ou telle qualification des faits pour ainsi déterminer quel organe sera compétent. Par exemple, en évacuant une circonstance aggravante, il est possible de retenir une qualification de délit au lieu de celle d’un crime, et ainsi rendre compétents les Tribunaux Correctionnels et non une Cour d’Assises. Cette manipulation des faits, c’est la correctionnalisation judiciaire. Ce procédé peut paraître aberrant, contrevenant à de nombreux principes directeurs du droit pénal. Pourtant, la loi est venu le reconnaître par la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 d’adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité qui est venue modifier l’article 469 du Code de Procédure Pénale en y ajoutant un quatrième alinéa :

« Lorsqu’il est saisi par le renvoi ordonné par le juge d’instruction ou la chambre de l’instruction, le tribunal correctionnel ne peut pas faire application, d’office ou à la demande des parties, des dispositions du premier alinéa, si la victime était constituée partie civile et était assistée d’un avocat lorsque ce renvoi a été ordonné. Toutefois, le tribunal correctionnel saisi de poursuites exercées pour un délit non intentionnel conserve la possibilité de renvoyer le ministère public à se pourvoir s’il résulte des débats que les faits sont de nature à entraîner une peine criminelle parce qu’ils ont été commis de façon intentionnelle. »

Ainsi, depuis 2004, si un Tribunal Correctionnel est saisi par le renvoi ordonné par le collège de l’instruction ou la chambre de l’instruction, il ne peut se déclarer incompétent, même s’il s’avère que le délit pourrait revêtir une qualification criminelle. Cependant, la loi pose une condition. La victime doit s’être préalablement constituée partie civile et être assistée d’un avocat. Cette exigence est une façon de s’assurer de l’accord implicite de celle-ci puisque, si elle souhaite que la qualification de crime soit retenue, elle peut contester l’ordonnance de renvoi et imposer la tenue d’un procès aux assises. Ce droit est garanti  par le Code Pénal. On voit donc que la qualification des faits est en quelque sorte entre les mains des parties privées au procès. Cela s’apparente à une certaine « privatisation » du procès pénal [1].

Les intérêts du recours au déclassement : tout le monde s’y retrouverait ?

Bien que déroutant, le déclassement judiciaire possède de nombreux avantages. Son usage permet avant tout d’améliorer le bon fonctionnement et la célérité de la justice. Les procès en assises sont longs et demandent l’intervention de nombreux acteurs, notamment des jurés. Le Tribunal Correctionnel, ne répondant pas aux mêmes règles de procédure, traite plus rapidement les affaires qui sont déférées. Pour les parties, ne pas avoir à faire à un procès en assises peut aussi présenter ses avantages.

Il est plus simple, à la fois pour la victime, mais aussi pour son avocat, d’avoir à faire à un Tribunal Correctionnel et non à une Cour d’Assises. Les procès en assises peuvent être de réelles épreuves pour les parties civiles. Le déclassement peut tout autant bénéficier au ministère public. Les Cours d’Assises sont composées de jurés spécialement convoqués pour l’occasion. Il existe toujours un risque pour un procureur de voir l’accusé être acquitté. Le Tribunal Correctionnel, composé uniquement de magistrats professionnels, peut alors apparaître comme une garantie contre les acquittements scandaleux.

Plus rapide, plus sûre et plus simple, la correctionnalisation semble donc être une solution idéale. Pour autant, cette pratique pourrait se heurter au principe d’égalité des citoyens garanti par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Pour le même crime, il se peut que deux délinquants ne comparaissent pas devant le même juge. De plus, cette pratique pourrait également contrevenir au principe de compétence matérielle des juridictions qui est une règle d’ordre public. Cette compétence revient même au justiciable puisque c’est à la victime de s’opposer ou non à la correctionnalisation. Le droit à l’accès au juge est ainsi compromis, puisque la victime se trouve privée de voir l’auteur d’un crime jugé devant une cour d’assises. Enfin, un délit étant prescrit au bout de six années [2], l’attitude passive d’un juge d’instruction à instruire le dossier peut conduire à la prescription du délit, ce qui laisse peu de possibilités à la victime souhaitant s’opposer au déclassement. Celle-ci aura dix jours pour interjeter appel de l’ordonnance de non-lieu à la condition que celle-ci se soit portée partie civile.

Entre avantages et inconvénients, la correctionnalisation judiciaire peut s’avérer être un outil efficace pour palier à l’impossibilité, pour une victime, de répondre à certaines exigences du droit pénal.

La difficile appréhension des violences sexuelles par la justice pénale

En France, 94000 femmes déclaraient avoir été victimes de viol et/ou de tentatives de viol en novembre 2018 selon l’observatoire national des violences faites aux femmes. Pourtant, il est établi  que seulement une femme sur dix porte plainte, et qu’une plainte sur dix aboutit à une condamnation de l’auteur des faits. Ainsi, pour 100 viols, 10 auteurs feront l’objet de poursuites et 1 sera condamné[3]. En France, un violeur n’a donc que 1% de chance d’être condamné pour le crime qu’il a commis.

Champ : Femmes âgées de 18 à 75 ans, vivant en ménage ordinaire en France métropolitaine
Source : ONVF lettre n°14 |
CVS 2012-2019- INSEE-ONDRP-SSMSI

Les raisons de ce très faible taux de condamnation sont multiples. Les premières se trouvent avant même l’intervention de la justice, au début du chaînon pénal. En effet, on voit que près de 9 femmes sur 10 ne vont pas porter plainte, ou encore que celle-ci n’est pas prise par les autorités compétentes [4]. Ainsi, 90% des crimes de viol échappe à toute répression pénale. Pour autant, la plus grande difficulté à laquelle peuvent se heurter les victimes de viols est généralement de réussir à prouver la circonstance aggravante qui fait du viol un viol et non une agression sexuelle : la pénétration.

Lorsque le dossier arrive entre les mains de l’instruction, et l’on a vu que cela ne concerne que 10% des viols commis, le juge revêt la qualification de crimes aux faits et transmet le dossier à une Cour d’Assises, seule compétente pour juger des viols. Dès lors, si l’affaire n’est pas classée sans-suite ou qu’un non-lieu n’est pas prononcé, peut commencer le procès aux assises. Et souvent, la désillusion pour les victimes. La preuve d’un viol est très précaire. Il est très difficile de la recueillir plus de quelques jours, voir quelques heures, après l’incident. Faute de preuves, une Cour d’Assises, jugeant au-delà du doute raisonnable, ne peut condamner l’accusé. Celui-ci est alors acquitté de l’accusation de viol et aucune condamnation pour agression sexuelle n’est possible, puisque la qualification de viol a été retenue lors de l’instruction.

C’est pour pallier le risque de voir un violeur échapper à la justice que la correctionnalisation judiciaire est utilisée. Le juge d’instruction pourra, en écartant la circonstance aggravante de pénétration, qualifier les faits en agression sexuelle et remettre l’affaire entre les mains d’un Tribunal Correctionnel. Ainsi, plus de soucis de preuve, puisque l’agression sexuelle est beaucoup plus simple à prouver que la pénétration forcée. En procédant de cette manière, on voit que le juge préfère assurer une condamnation, certes moindre, plutôt que de risquer un acquittement aux assises pour viol faute d’avoir réussi à le prouver.

Cette solution peut laisser un goût amer aux victimes. En effet, la peine encourue pour un viol est de quinze ans de réclusion criminelle pouvant aller jusqu’à vingt années alors que pour une agression sexuelle elle est d’un maximum de cinq ans de prison. A l’heure actuelle, les victime de viols se retrouvent alors dans une situation inconfortable puisque repose sur elles la charge de la preuve, qui dans la majorité des cas est très difficile à apporter, les preuves matérielles disparaissant rapidement. Dès lors, elles ont le choix d’accepter un déclassement judiciaire et de voir condamner leur agresseur pour agression sexuelle et non pour viol ou de risquer un procès aux assises et de voir cette fois-ci leur agresseur être acquitté.

La charge de la preuve incombant à la victime, elle est essentielle pour aboutir à une condamnation pour viol. Le doute n’étant pas permis dans la justice pénale, le défaut de preuve profite à l’accusé. Insatisfait par cette solution, il a été proposé d’aménager la procédure dans les procès pour viol, que ce soit au niveau de la charge de la preuve ou des exigences inhérentes à celles-ci. Touchant à des principes directeurs du droit pénal, il ne semble cependant pas qu’une modification de la procédure dans les affaires pour viol soit à l’ordre du jour, ou bien même pleinement satisfaisante.

La correctionnalisation judiciaire semble être le seul moyen d’outrepasser la problématique de la preuve dans les procès pour viol. Pour autant, l’on ne peut être pleinement satisfait du résultat. La correctionnalisation demeure une solution faute de mieux.


[1] Correctionnalisation judiciaire et divergences de stratégie entre parties civiles… Application à des agressions sexuelles – Yves Mayaud – RSC 2011. 605, Dalloz

[2] Il existe cependant des exceptions notamment concernant les mineurs qui voient le délai de prescription allongé à 20 ans à compter de leur majorité et à 30 ans en cas de circonstances aggravantes (article 8 du Code Pénal)

[3] Lettre n°14 de l’Observatoire des violences faites aux femmes, novembre 2019, secrétaire d’Etat chargé de l’égalité entre les hommes et les femmes et de la lutte contre les discriminations

[4] Il est interdit pour un officier de police judiciaire de refuser de prendre une plainte mais certains le font. De plus, certaines victimes peuvent décider de leur propre gré de ne pas porter plainte pour diverses raisons.