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John Edgar Hoover : parts d’ombre de la vie du directeur du FBI le plus controversé

« On peut violer les lois sans qu’elles ne crient » disait le très sulfureux Talleyrand, homme politique de la Révolution française et du Premier empire. À elle seule, cette phrase symbolise la rencontre entre l’État de droit et le droit de l’État, c’est-à-dire les processus visant à protéger le premier, quel qu’en soit le prix. L’homme dont on va parler est en quelque sorte un « Talleyrand américain ». John Edgar Hoover, premier directeur du FBI, a occupé ce poste pendant pas moins de quarante-huit ans, et le romancier Marc Dugain a peint son portrait dans son livre La malédiction d’Edgar paru en 2005.

« Personne n’a osé l’affronter, pas même les présidents »

John Edgar Hoover, c’est le personnage de l’État de l’ombre par excellence. Nommé chef du FBI en 1924, quasiment dès sa fondation, celui-ci va diriger les services fédéraux américain pendant presque un demi-siècle sous la houlette de huit présidents américains différents jusqu’à sa mort en 1972. Par ses yeux ainsi que ceux de Clyde Tolson, son adjoint, nous sommes embarqués dans la vie quotidienne des présidents américains, dans la période explosive de la Guerre Froide.

Ce qui caractérise bien Hoover, c’est le caractère indéboulonnable du personnage. Il a tissé une toile si dense, installé, d’après les mots de Dugain, une réelle « police politique », presque un État dans l’État. Hoover a mis sur écoute absolument toutes les personnalités politiques à commencer par les présidents eux-mêmes, leurs femmes, et leurs enfants, mais aussi des personnalités publiques diverses comme Charlie Chaplin, Marylin Monroe, Gloria Swanson, etc.

Le roman nous dépeint la « malédiction » du directeur du FBI. On ne sait pas forcément laquelle : celle de devoir constamment assurer ses arrières pour rester en place ? De devoir demeurer comme il le dit lui même « un père de la morale » dans une Amérique qu’il juge décadente et vulgaire ? Se sentir plus à même de sauver le pays que le président lui-même ? Ou bien être constamment tenu par la mafia, qu’il n’a jamais combattu directement car elle avait, semblait-il, des informations compromettantes sur lui ? En effet, et c’est la légende la plus connue visant ce personnage, Hoover serait homosexuel et aurait entretenu une liaison avec nul autre que Clyde Tolson.

Un style d’écriture atypique : le choix des mémoires apocryphes

Marc Dugain prend le parti d’écrire des mémoires dites « apocryphes ». En effet, le livre s’ouvre sur des mémoires « attribuées à Clyde Tolson », le bras droit d’Hoover pendant toute la durée de sa fonction. Les mémoires apocryphes désignent un type de récit biographique basé sur des faits dont on ignore s’ils sont vrais et confirmés. Pour le cas du roman de Marc Dugain, ce dernier aurait découvert un document s’apparentant à des mémoires écrites par Tolson, qu’il a décidé d’utiliser peu importe la véracité des faits puisque, vrai ou faux, ce document servira l’histoire. C’est une sorte de dérivé de la biographie romancée, dépeinte dans les Mémoires d’Hadrien de Yourcenar ou la Part de l’autre d’Eric-Emmanuel Schmitt.

La narration de Marc Dugain est par ailleurs d’un ton étonnamment neutre. Si on est habitué à lire des écrits mêlant histoire et politique, à l’image des romans d’Eric Vuillard ou plus récemment de ceux de Pierre Lemaitre, narrés sur un ton de colère froide et d’indignation, celui de Marc Dugain nous plonge en spectateur dans des comptes rendus de la vie romancée des deux protagonistes à la manière d’un reportage.

Une vision altérée de l’Amérique modèle

L’atmosphère du roman est sombre. L’idée que personne ne se fait confiance dans les plus hautes sphères de l’État est omniprésente. Dès lors que l’élection présidentielle se termine, Hoover s’entretient avec le nouveau investi et lui fait savoir tout le dossier qu’il a constitué sur lui. L’atmosphère anxiogène, présente dans de nombreux passages se déroulant sur les champs de course lors d’entretien avec des membres de la mafia, atteint son paroxysme avec l’ascension de la famille Kennedy. Hoover, qui surveillait déjà auparavant le père, Joseph Patrick Kennedy, voit d’un très mauvais œil l’arrivée au pouvoir du fils, John Fitzgerald Kennedy. On le présente comme un coureur de jupons invétéré, ne respectant pas sa femme, Jackie Kennedy, et sensiblement penché sur l’outrance. Hoover prend également en grippe son jeune frère, Robert Kennedy, avide de contrôle. Lorsque ce dernier est désigné ministre de la justice de son grand frère, il devient le supérieur hiérarchique de Hoover, qu’il entend faire entrer dans les rangs.

Dans le chapitre consacré à l’assassinat de Kennedy, Dugain prend clairement le parti du complot contre le président démocrate. En effet, Kennedy s’était fait de dangereux ennemis, notamment dans la mafia, qui semblerait l’avoir aidé à accéder au pouvoir, et que son frère combattait. Les anti-castristes, lui étaient également hostiles après le débarquement raté de la baie des Cochons de 1961 – un épisode de la Guerre Froide où les États-Unis ont organisé un coup d’État contre Fidel Castro, communiste, avec des militants anti-castristes entraînés par la CIA et qui s’est soldé par un échec. Parmi la longue liste de ses ennemis figure également une partie de l’armée américaine, étant donné sa gestion tendue de la guerre avec l’URSS, et… les industriels texans, dont son vice-président (et futur président), Lyndon Johnson est originaire ! Tout porte à croire que John Hoover savait ce qu’il se tramait et qu’il n’est volontairement pas intervenu. Il recommencera en 1968 quand le frère, Robert Kennedy, passera l’arme à gauche dans les mêmes circonstances troubles.

L’aspect brutal que peut prendre le monde politique est frappant. On se souvient tous des personnages de Littlefinger ou de Varys dans la série Game of Thrones, conseillers de l’ombre présents dans les plus hautes sphères de l’État mais échappant à l’approbation populaire. John Hoover semble un peu plus complexe à décrypter que Varys, qui dit servir le royaume, ou Littlefinger, qui assume servir ses propres intérêts. On ne sait pas vraiment si ses motivations viennent d’un patriotisme exacerbé, de son anticommunisme et de son conservatisme inné, ou de sa soif de pouvoir. La réponse doit se trouver dans tout ça à la fois. La malédiction d’Edgar nous interroge profondément sur le sens de l’État de droit, voire sur son existence-même, le tout du point de vue d’un des hommes les plus impitoyables qu’a connu l’Amérique. On est bien loin de Forrest Gump.

Les romans de Marc Dugain sont une bonne porte d’entrée pour les amateurs de thrillers politiques et de fiction politique. La vie de John Edgar Hoover passionne les américains depuis maintenant presque un siècle, et nombreuses sont les créations qui lui ont été consacrées : Clint Eastwood en personne s’est attaqué à cette figure américaine en 2011, avec Leonardo di Caprio dans le rôle titre.

Mathieu Salami