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L’agression de Colonna ravive les tensions en Corse autour de l’affaire Érignac

Le 2 mars 2022, le militant indépendantiste corse Yvan Colonna, condamné à perpétuité pour l’assassinat, en 1998, du préfet de Corse Claude Érignac, est agressé par un codétenu. La violence de l’agression le plonge dans le coma. En réaction, des manifestations en soutien s’organisent et rapidement le rôle de l’État est pointé du doigt. Retour sur l’origine de l’affaire, et pourquoi cette agression ravive les tensions.

Le « commando Érignac », la cavale de Colonna et l’arrestation des complices

Le préfet de Corse Claude Érignac a été assassiné en février 1998 par un commando nationaliste corse au cœur de la ville d’Ajaccio. Pour la première fois de l’histoire, un préfet est assassiné en France, et un haut-fonctionnaire de l’État est assassiné en Corse. Rapidement après les faits, huit personnes sont arrêtées par les autorités, et une d’entre elles déclare, avant son procès, que Yvan Colonna est le tireur. Après quatre années de cavale, Yvan Colonna est finalement arrêté en Corse et transféré à la prison de la Santé, à Paris, dans l’attente de l’ouverture de son procès. Le même jour, le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, annonce à Carpentras (Vaucluse) que « la police vient d’arrêter Yvan Colonna, assassin du Préfet Claude Érignac ». Cette déclaration lui vaudra d’ailleurs d’être assigné en justice par la défense de Colonna, pour atteinte à la présomption d’innocence.

Pendant la cavale du présumé tireur, les autres membres du commando sont jugés. Le 11 juillet 2003, la Cour d’assises spécialement composée de Paris condamne les huit accusés à des peines allant de 15 ans de prison à la réclusion criminelle à perpétuité. Le samedi suivant, le 19 juillet 2003, des milliers de personnes rassemblées dans les rues de Corse manifestent contre ces verdicts, qu’ils estiment être une atteinte à la liberté corse. Le 20 juillet, deux bombes éclatent devant les bâtiments de l’administration fiscale de Nice, et l’ex-Front National de Libération Corse (FNLC) revendique l’attentat. Le 3 août 2003, au cours de la réunion annuelle des indépendantistes corses, Colonna est célébré comme défenseur de l’esprit et de la liberté corse et la plaque commémorative du Préfet assassiné est brisée. Dès les premières retombées judiciaires concernant l’assassinat d’Érignac, les manifestations et les actions en opposition se multiplient. L’assassinat d’un préfet est un acte symbolique, car ce haut fonctionnaire n’est pas l’organe exécutif du département. Le préfet est le représentant de l’État. Son rôle est détaillé à l’article 72 de la Constitution : « dans les collectivités territoriales de la République, le représentant de l’État, […] a la charge des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois ». S’en prendre au préfet, c’est donc attaquer directement l’État, et s’opposer à ce que le territoire concerné soit sous tutelle de l’État français. Les nationalistes corses se sont attaqués, à travers un représentant de l’Etat, symboliquement à celui-ci.

La saga judiciaire du « berger de cargèse »

En 2003, Yvan Colonna est arrêté dans un petit village de la Corse du Sud. Il est transféré le lendemain à Paris, pour être incarcéré dans l’attente de son procès. Ce transfert automatique dérange certains, qui estiment que la justice veut à tout prix sortir de Corse des affaires corses.

En 2007, quatre ans après sa mise en détention provisoire, s’ouvre son procès qui durera un mois. Finalement,  l’accusé est reconnu coupable « d’assassinat en relation avec une entreprise terroriste » par la Cour d’assises spéciale, seule compétente en matière de terrorisme. Il est condamné à la prison à perpétuité. Il interjette appel, mais les juges confirment le jugement de première instance en 2009. L’année suivante, retournement de situation puisque le jugement sera cassé par la Cour de cassation pour vice de procédure. En 2011, la Cour d’assises d’appel de renvoi déclare, une nouvelle fois, elle aussi coupable Yvan Colonna. Celui-ci se pourvoira une ultime fois en cassation, mais obtiendra un rejet, rendant la condamnation définitive.

En 2013, Colonna et sa défense saisissent la cour européenne des droits de l’homme (CEDH), dans le but de faire annuler son procès. Ils indiquent que les jugements le déclarant coupables ne sont pas respectueux de l’article 6 de la convention européenne des droits de l’homme. Cet article affirme que chaque citoyen a le droit à un procès équitable, et a une condamnation justifiée. Il estime que son procès est politisé. En 2015, la CEDH considère cette requête irrecevable, rendant, une fois pour toutes, impossible toute remise en cause du procès.

Les détails judiciaires et les nombreux recours prouvent que certains aspects politiques du procès peuvent cependant être considérés comme problématiques. La défense estime que c’est en raison de la fonction de la victime et des antécédents nationalistes corses de l’accusé que ce dernier est condamné. Par exemple, l’ancien patron de la Division Nationale de l’Anti-terrorisme (DNAT), chargé de la chasse de Colonna pendant sa cavale, est reçu à l’Élysée quelques jours avant son audition par la Cour d’assises. La nature de cette entrevue a ensuite été étudiée par le tribunal et les concernés ont été appeler à s’expliquer. Néanmoins, cet entretien traduit la proximité du pouvoir et des acteurs du procès.

Tout au long du procès et depuis son incarcération, Colonna demande à être placé en Corse, dans le centre de détention de Casabianda-Aléria ou dans le centre de détention de Borgo. En raison de leurs chefs d’accusation, Colonna et deux autres membres du commando sont considérés comme des « détenus particulièrement surveillés » (DPS). Ce statut motive tous les refus de transferts demandés par les condamnés pour l’assassinat du préfet. L’administration pénitentiaire considère que les centres de détention corses ne sont pas adaptés pour recevoir des « détenus particulièrement surveillés ».

L’agression de Colonna, comme de l’huile jetée sur le feu

Le 2 mars 2022, un codétenu chargé de l’entretien de la salle de sport dans laquelle se trouvait Colonna l’agresse, et l’étrangle. Le corse est transféré d’urgence à l’hôpital d’Arles, où il se trouve aujourd’hui en état de mort cérébrale et dans un coma profond. Une information judiciaire est ouverte le 6 mars 2022 à l’encontre du détenu camerounais pour « tentative d’assassinat en relation avec une entreprise terroriste » et « association de malfaiteur terroriste ». Le 8 mars, le Premier Ministre Jean Castex lève le statut de « détenu particulièrement surveillé » en raison de « la gravité de sa situation médicale ».

Depuis le 5 mars, des manifestations se sont multipliées en Corse, dans toutes les grandes villes de l’île. Elles se sont rapidement transformées en affrontements avec les forces de police. Les manifestants se sont introduits mercredi 9 mars dans le palais de justice d’Ajaccio, une banque a été attaquée à la mini pelle dans la capitale corse et la sous-préfecture de Calvi a été visée par les manifestants, que les policiers ont dispersé avec des gaz lacrymogènes. Les renforts de gendarmerie, arrivés par ferry n’ont pas pu débarquer sur le port bloqué et le bateau est reparti vers Toulon. Il était attendu sur le port par des militants indépendantistes, qui affichaient « Gloria à tè, Yvan » (Gloire à toi, Yvan) et « Statu francese assassinu » (État français assassin). Ce dernier slogan, pro indépendance des années 1990, fleurit sur les réseaux sociaux désormais sur les réseaux sociaux.

Les manifestations, qualifiées à présent d’émeutes par la presse, visent l’État français. Il est considéré par les cortèges comme le responsable de l’agression de Yvan Colonna, car il n’a pas su, ni pu, protéger le détenu, pourtant « particulièrement surveillé ». Même la levée par le premier ministre du statut de DPS de Colonna et de deux de ses complices, Alain Ferrandi et Pierre Alessandri, n’a pas apaisée les tensions sur l’île de beauté. Cette mesure est considérée comme trop tardive, et comme insuffisante. Les manifestants, menés par l’ancien maire de Bastia, Gilles Simeoni, demandaient la levée du statut DPS des deux autres membres du commando mais également leur retour effectif sur l’île, voir leur libération. Aujourd’hui, les manifestations, les émeutes, les protestations, ont pris une ampleur considérable, et les forces policières reconnaissent leur « incapacité » à faire face à cet engagement civil « de haute intensité », termes issues d’une note confidentielle établie par la Direction Départementale de la Sécurité Publique de la Haute-Corse.

Les renforts militaires, de gendarmerie et de police sont prévus, cette fois par voie aérienne. Si les manifestations arrivent à terme, le retour de la question de la nature des relations entre la Corse et le continent deviendra de nouveau incontournable. Le sujet épineux de la souveraineté de la Corse est de retour dans le débat public, dans un contexte déjà houleux, au lendemain du référendum sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie. L’issue du référendum a entrainé le maintien de la Nouvelle-Calédonie comme territoire français, car le « non », à la question : « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? » l’a largement emporté (96,6% des votes exprimés). Néanmoins, la tenue régulière de ce genre de référendum (1987, 2018, 2020, 2021) révèle que le sentiment d’appartenance à l’État français s’érode, en dehors de la France continentale.