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Points de vue féministes : L’événement, d’Annie Ernaux

Dans un contexte où le droit des femmes à disposer de leur corps est menacé à plusieurs endroits de la planète, il est important de se rappeler ce que cela signifie réellement dans la vie des femmes. Rien qu’en septembre dernier, le Texas a rendu quasiment impossible pour les femmes d’avorter, en incitant même les citoyens à dénoncer celles qui le feraient ou les cliniques et médecins qui le leur permettraient. Plus tôt dans l’année, en janvier, les Polonaises ont également perdu ce droit qu’elles pensaient acquis pour toujours. Dans un passé pas si lointain, les Françaises non plus ne pouvaient pas avorter légalement. Cette réalité est racontée dans L’Événement, un court récit autobiographique par Annie Ernaux publié en 2000, qui relate un avortement clandestin

Nous sommes en octobre 1963 à Rouen ; Annie Ernaux est alors étudiante. La contraception est encore illégale, jusqu’à la loi Neuwirth de 1967, tout comme l’avortement qui sera légalisé quelques années plus tard grâce à la loi Veil de 1975. Cette histoire personnelle et intime est en réalité celle de beaucoup de femmes : en effet, les avortements n’ont pas commencé avec la loi qui les a autorisés. Simplement après cette loi, on ne mourait plus (ou presque) des suites d’un avortement.

Couverture du livre L’événement, Gallimard, Folio

Du constat de l’absence de règles jusqu’aux blagues avec ses amis une fois cette épreuve terminée, l’autrice nous fait revivre cette période en décrivant ses activités quotidiennes. Son processus d’écriture est intimement lié à la mémoire, sur laquelle repose tout le récit. Elle nous fait ainsi voyager entre ses émotions passées et actuelles autour de cet événement, se remémorant par exemple les phrases jamais oubliées :  « Les enfants de l’amour sont toujours les plus beaux » (p. 21), lui dit son gynécologue, alors qu’elle demande de l’aide pour avorter. Elle insiste également sur des sensations précises comme le dégoût de certains aliments, ou la chanson qu’elle écoutait en boucle : « Seul le souvenir de sensations liées à des êtres et des choses hors de moi […] m’apporte la preuve de la réalité. La seule vraie mémoire est matérielle. » (p 75). 

Ce récit apparaît comme une nécessité et un devoir ; Ernaux compare la détermination à raconter ce qu’elle éprouve lorsqu’elle écrit à la détermination à avorter ressentie presque quarante ans plus tôt. Déterminée elle l’était, malgré la lâcheté du monde qui l’entourait à ce moment-là. Les membres du corps médical, premièrement, refusaient de risquer leur carrière pour lui venir en aide, peu importe leur avis sur l’avortement : « tous devaient penser que, même si on les empêchait d’avorter, elles trouveraient bien un moyen. En face d’une carrière brisée, une aiguille à tricoter dans le vagin ne pesait pas lourd. » (p. 46), « Et comme d’habitude, il était impossible de déterminer si l’avortement était interdit parce que c’était mal, ou si c’était mal parce que c’était interdit. On jugeait par rapport à la loi, on ne jugeait pas la loi. » (p. 47) Les avortements existaient et tous le savaient, ils se pratiquaient dans un secret plus ou moins grand, mais Annie Ernaux rend compte du refus de chacun d’être la personne qui aurait permis à une femme voulant avorter de le faire. Une fois l’événement terminé, il est beaucoup plus facile d’obtenir une adresse, mais cela ne sert plus : « Maintenant que je n’en avais plus besoin, il se levait des faiseuses d’anges de partout. » (p. 114), raconte-t-elle à la fin du livre.

En conséquence de cela émerge la sensation d’être en dehors : « Je n’étais plus dans le même monde. Il y avait les autres filles, avec leurs ventres vides, et moi. » (p. 30) Cette sensation d’isolement se double d’un détachement de toute réalité qui serait extérieure à cette quête d’avorter. En effet, une semaine après l’annonce de sa grossesse au garçon concerné avait lieu l’assassinat du président Kennedy, à Dallas. « Mais ce n’était déjà plus quelque chose qui pouvait m’intéresser » (p. 24) témoigne-t-elle.

De plus, le thème de l’avortement et des droits des femmes s’entrecroise avec celui de la classe sociale. En effet, tomber enceinte à 19 ans entrait en contradiction avec l’idée que la majorité des gens se faisaient de la réussite : « J’étais rattrapée par le cul et ce qui poussait en moi c’était, d’une certaine manière, l’échec social. » (p. 32) La classe est effectivement essentielle lorsqu’on parle d’avortement dans cette période. À cette époque, lorsqu’une femme tombait enceinte et ne souhaitait/pouvait pas garder l’enfant, elle avait alors deux solutions, qui sont très bien montrées dans le film d’Agnès Varda L’une chante, l’autre pas (1977). Idéalement, si elle en avait les moyens, elle se rendait dans un pays où cela était déjà légal, aux Pays-Bas par exemple, comme le personnage de Pauline. Dans l’autre cas, elle n’en avait pas la possibilité et devait « se débrouiller », c’est-à-dire trouver quelqu’un.e prêt.e à le lui faire dans le secret, un médecin risquant sa carrière ou une faiseuse d’ange, comme le fait l’autre personnage Suzanne, et surtout comme Annie Ernaux. L’autrice parle au nom de toutes les femmes de cette deuxième catégorie lorsqu’elle dit « Une adresse et de l’argent, c’était les seules choses au monde dont j’avais besoin à ce moment-là. » (p. 68)

Affiche du film L’une chante l’autre pas d’Agnès Varda (1977)

Enfin, Ernaux parle d’une dualité fascinante au moment où son corps expulse le fœtus non désiré, dans sa chambre étudiante la nuit du 20 au 21 janvier. Bien qu’elle nomme « ça » ce qui pousse dans son ventre lorsqu’elle écrit dans son journal en cette période, l’avortement est une expérience de la vie et de la mort en même temps. Car l’avortement clandestin confronte à la vue et à l’expérience de la mort du fœtus, dans un processus associée à la vie. Mais il ne s’agit pas ici de moralisme : ce que l’on retient de ce récit, comme de beaucoup d’autres, c’est la nécessité et l’irrévocabilité du choix lorsqu’il est pris par une femme qui fera tout pour aller jusqu’au bout, et garder le contrôle sur sa vie. 

« J’ai fini de mettre en mots ce qui m’apparaît comme une expérience humaine totale, de la vie et de la mort, du temps, de la morale et de l’interdit, de la loi, une expérience vécue d’un bout à l’autre au travers du corps. » (p. 124)

Les références proviennent de l’édition Gallimard (collection Folio), Paris, 2001.