Catégories
Littérature

Le classique de la semaine : Les aventures de Huckleberry Finn, de Mark Twain

Couverture de la première édition américaine

Les classiques qui parlent d’enfance ont cela de bon qu’ils mettent en valeur une part de la littérature jeunesse, alors même qu’elle reste communément dévalorisée par les adultes, pour une raison encore obscure à ce jour. Quoi de plus enfantin en effet que ce roman d’aventures et de dangers que nous livre Mark Twain en 1885 avec Les aventures de Huckleberry Finn !

Huckleberry Finn est un garçon à l’imagination débordante qui ne supporte pas les bonnes manières. Un beau jour, il décide de quitter St Petersburg, et rencontre sur sa route Jim, un esclave en quête de liberté. Ensemble, ils entreprendront une descente en radeau du Mississippi et feront la rencontre de toute une galerie de personnages pas toujours bien intentionnés. Mis les uns à côté des autres, ces épisodes disparates dressent un paysage réaliste du Sud des Etats-Unis, à une époque où le racisme est omniprésent. 

Or, c’est précisément sur son approche raciale de la société que cet ouvrage pose problème à la réception, et ce depuis des décennies. Élèves comme professeurs ont depuis longtemps pointé du doigt l’ambiguïté de cette lecture, qui, si elle se présente comme un réquisitoire du racisme, en fait tout de même l’étalage. D’une part, Mark Twain choisit de mettre au centre de son roman la figure d’un esclave qui brille par son empathie et sa vivacité. D’autre part, la description de Jim, son langage et les illustrations qui le représentent sont profondément choquantes pour le lecteur d’aujourd’hui (cf l’illustration ci-contre). Mark Twain était conscient du caractère problématique des illustrations qu’il avait demandées, mais avoue dans sa correspondance vouloir ainsi amadouer un lectorat que les idées progressistes de son livre auraient pu heurter. `Il s’agit donc de conserver un regard critique lors de la lecture, tout en replaçant l’œuvre dans son contexte

Néanmoins, au fur et à mesure, il semble que la trame prend le dessus sur les aspects dérangeants. Très orale, la prose de Mark Twain nous embarque à la manière d’un conteur dans l’entreprise hasardeuse des deux fugitifs. Comme dans un conte, les épisodes s’enchaînent à toute allure, et déploient un panel d’ambiances qui atteste de la complexité des personnages. Toutefois, les péripéties laissent parfois place à des passages plus réflexifs. C’est cette narration à la première personne qui fait tout le charme du roman, puisqu’elle nous immerge dans les pensées d’un enfant, qui appréhende avec beaucoup de légèreté les drames de la vie. Ce décalage entre les dogmes des grandes personnes et la vision naïve de Huck illumine avec brio les failles des raisonnements qui fondent la société américaine. Un des exemples les plus savoureux consiste en la confrontation au chapitre premier, de la pieuse tante Polly au pragmatisme de sa pupille. Voici une citation de cet épisode fameux au sujet de la religion (qui n’apparaît nulle part dans la version française!) :  “Here she was bothering me about Moses, which was no kin to her, and no use to anybody, being gone, you see“ où le garçon fait acte du désintérêt le plus total vis-à-vis de l’histoire religieuse. Et Huckleberry de rajouter : “I don’t take no stock in dead people“ ce qui pourrait se traduire littéralement par quelque chose comme : “Je ne tire pas de leçons de gens qui sont morts“. Dans l’effroyable réalité qu’il décrit, l’humour constitue le véritable tour de force de ce roman.

Plus qu’oral, le langage utilisé est véritablement courant, ce qui constitue une « véritable révolution dans la littérature américaine » d’après André Bay. Dans une préface humoristique, Mark Twain précise sa démarche, en indiquant qu’il sait écrire correctement, mais qu’il a essayé ici de retranscrire la langue du peuple, en imitant les dialectes de chacun des personnages. Ce qui nous ramène assez vite à la problématique raciale dont il était question plus tôt. En anglais, cela donne un texte très haché, largement a-grammatical et assez difficile lorsqu’il en vient aux passages de Jim (à moins de les lire phonétiquement).

Si l’ouvrage ne manque pas de références à l’univers de Tom Sawyer, il diffère largement en gravité sur le ton qu’il emploie et la violence des événements qu’il entreprend de raconter. Cela se ressent notamment dans les dialogues entre les deux héros de l’auteur, dans lesquels on aperçoit toute l’évolution de son procédé d’écriture. Bien que plus âgé, Tom se révèle assez immature : pour lui, même les situations les plus dramatiques restent source intarissables de jeux, tandis que Huck fait preuve d’une réflexion grandissante. Parce que l’intrigue utilise le prétexte d’un voyage pour faire grandir son héros, le détachant progressivement de son confort pour le jeter dans la violence des hommes, ce livre revêt les caractéristiques d’un roman d’apprentissage (à voir le contre roman d’apprentissage chez J.D. Salinger). L’évolution de Huck s’accompagne d’une remise en question des valeurs de son temps et d’une valorisation progressive du personnage de Jim, lors de scènes très touchantes.