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Littérature

Dans un monde où les livres brûlent

De tous les genres littéraires, la dystopie sort du lot de part la passion qu’elle suscite chez ses lecteurs et les interrogations très spécifiques qu’elle pose. Mot formé par antinomie du fameux ouvrage L’Utopie de Thomas More écrit au XVIème siècle, une dystopie dépeint l’histoire d’une société imaginaire dans laquelle le rapport entre gouvernants et gouvernés est devenu complètement apathique. Cette langueur est souvent imputable à l’instauration d’un régime asservissant totalement la population, au point qu’il semble impossible au lecteur que cette dernière s’en échappe. Nous traiterons aujourd’hui une des plus fameuses dystopies écrites à ce jour. Non pas 1984 de George Orwell mais Farenheit 451, sortie de l’imagination de Ray Bradbury en 1953.

Un pompier pas comme les autres

Farenheit 451 (correspondant à environ 230 degrés celsius) fait référence à la température qui, lorsqu’elle est atteinte, permet au papier de s’auto-enflammer. Les dystopies du XXème siècle partant souvent d’une observation de la réalité dont on imagine les pires dérives, nul doute que Ray Bradbury s’est inspiré des images du IIIè Reich des années 30 qui, dans le cadre des purges du régime nazi, organisait des brasiers géants dans lesquels la population jetait les livres.

Nous suivons l’histoire de Montag, un pompier vivant quelque part aux États-Unis, le lieu n’est jamais explicitement donné par l’auteur. Il est loin d’être un pompier ordinaire : dans le monde créé par Bradbury, les pompiers sont chargés d’intervenir dans les domiciles des personnes suspectées de détenir des livres et de les incendier si les faits se trouvent avérés. Il vit avec son épouse nommée Mildred, une femme indifférente et bien à l’aise dans son cocon de la classe moyenne. Montag vit dans une société qui semble totalitaire et où, à l’instar de 1984, la guerre semble omniprésente.

Montag est l’équivalent de Winston Smith – personnage d’Orwell dans 1984 – de Farenheit 451, ou encore le Néo de Matrix. Il est le personnage pivot, semblant être le seul à relever l’anormalité du monde dans lequel il évolue, là où tout le monde semble au mieux indifférent, et au pire complètement apathique. L’absurdité de son monde lui apparaît au cours d’une scène où il se trouve spectateur d’une femme qui brûle dans sa propre maison qu’elle refuse alors de quitter. Dès lors, il ne peut rester indifférent plus longtemps aux horreurs qui se déroulent. Au cours de l’incendie en question, Montag parvient à voler quelques livres.

Malheureusement, comme c’est souvent le cas dans les dystopies, d’une manière ou d’une autre, Montag finit traqué par ses pairs, évidemment perçu comme un fou. Il parvient à s’échapper et le livre se referme sur une note d’espoir, chose plutôt rare dans les dystopies.

La place de Farenheit 451 dans la littérature de science-fiction

Farenheit 451 est un monument de la littérature dystopique. Paru seulement quatre ans après 1984, l’auteur emprunte le même plan de lecture que le chef d’œuvre d’Orwell, mais parvient tout de même à proposer une histoire très inédite. Le schéma narratif dystopique classique, observable également dans La Servante écarlate de Margaret Atwood, ou La Zone du dehors d’Alain Damasio, présente une histoire s’ouvrant sur un personnage dans une position très inconfortable dans une société dystopique et totalitaire. Celui-ci met tout en œuvre pour se rebeller et finit généralement au mieux par rentrer dans le moule, ou au pire par disparaître d’une manière ou d’une autre. L’accent est mis surtout sur les vies nonchalantes des personnages, animés seulement par des idées molles. La scène où la femme de Montag parle politique avec ses amies est par exemple hallucinante : elles se contentent de mentionner les allures et apparences des candidats aux élections, sans mentionner une seule fois leurs idées (existent-elles ?). Les plus véhéments diront qu’on peut penser à un certain président de la République française à la lecture de ce passage.

Le point culminant d’une dystopie réside souvent dans la scène, quasi toujours présente, de confrontation d’idées entre le personnage principal, critique à propos de la société dans laquelle il vit, et un autre personnage, défenseur convaincu du système dystopique en place. Dans Farenheit 451, c’est la confrontation entre Montag et son supérieur, le capitaine Beatty, qui nous intéresse. Au paroxysme du roman, ce dernier, subodorant les actions illégales de Montag, tente de le ramener en douceur sur le droit chemin. Il lui explique les raisons qui ont provoqué le bannissement des livres : un abrutissement général de la population devant la démocratisation de la culture. Évidemment, pour Beatty, impossible d’envisager qu’un régime cherchant à asservir sa population puisse être derrière tout ceci…

Ainsi, pour le chef de Montag, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. L’ordre doit s’obtenir peu importe le prix, et il est donc nécessaire de pourchasser les déviants. Difficile de ne pas penser aux régimes totalitaires du XXème siècle, mais aussi aux États-Unis des années 50 où la chasse au communisme dû au début de la Guerre Froide a pu créer d’épouvantables abus – même si aux débuts du maccarthysme, le roman de Bradbury était déjà écrit.

Ce point d’apogée est décisif. L’absence d’une telle scène de confrontation rend l’œuvre forcément plus fade, et c’est d’ailleurs ce qui a rendu un film comme Elysium plus médiocre que Minority Report. Mais elle est bien présente dans Farenheit 451, tout comme on la retrouve dans 1984, où la centaine de pages de confrontation entre Winston Smith et O’brien est insoutenable (c’est le fameux deux plus deux égal cinq). Elle permet ainsi de qualifier l’œuvre de « roman d’anticipation », dans le sens où l’auteur, partant d’un point de vu bien réel, anticipe ces dérives de manière globales.

Farenheit 451 se trouve au Panthéon des œuvres de science fiction aux côtés de celles d’Asimov, d’H. G. Wells ou d’Orwell. Aujourd’hui, comme si les cinéastes, auteurs ou chanteurs s’astreignaient à une sorte de « veille », le genre est omniprésent dans l’imaginaire collectif. Outre les œuvres déjà mentionnées, d’autres sont plus ou moins dystopiques : Alien, Equilibrium, Starship Troopers, l’animé Evangelion, l’album de Muse The Resistance, ou encore le jeu vidéo Fallout.