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La Montagne Magique de Thomas Mann : voyage hors du monde

Non, ce monde au silence illimité n’avait rien d’hospitalier ; il ne faisait qu’admettre, sans vraiment l’accueillir ni l’adopter, le visiteur qui s’y trouvait pour son propre compte, à ses risques et périls […].

Thomas Mann, La Montagne magique, 1924, traduction de Claire de Oliveira, Le Livre de Poche, p.729

En 1907, Hans Castorp part rendre visite à son cousin Joachim dans le sanatorium suisse où il fait une cure pour soigner ce qui semble être une tuberculose. S’il a pour projet d’y rester seulement quelques semaines, il finit par y rester plusieurs années et le quitte seulement lorsque que la Première Guerre mondiale éclate. Cette histoire, c’est celle de La Montagne magique, roman de l’écrivain allemand Thomas Mann, particulièrement connu pour Les Buddenbrocks et La Mort à Venise, respectivement parus en 1901 et 1912, et qui reçoit le Prix Nobel de littérature en 1929. Paru en 1924, le roman s’inspire notamment d’une visite de l’auteur à sa femme Katia en 1912 au Schatzalp, sanatorium que l’on trouve toujours à Davos et mentionné plusieurs fois dans le roman (même si celui-ci se passe au sanatorium fictif du nom de Berghof, que l’auteur situe dans la même localité). Sur une période de sept ans, le lecteur découvre, à travers le regard de Hans, « les gens d’en haut », malades souvent incurables condamnés à rester au sanatorium dans l’espoir d’une guérison qui n’adviendra probablement jamais. Monumentale, l’œuvre l’est aussi bien par son volume que par son influence sur la culture européenne et mondiale : elle inspire notamment Miyazaki pour son film Le vent se lève sorti en 2013. À la fois satire d’une statisme politique et de la médecine moderne, l’œuvre se présente comme une version ironique du roman d’apprentissage.

L’espace et le temps dans La Montagne magique

Le Sanatorium International Berghof est un lieu isolé aussi bien spatialement que temporellement. En effet, le village de Davos est reculé dans les montagnes et ne peut être atteint qu’après un long voyage. Hans venant d’Hambourg, ville commerciale du nord de l’Allemagne, a dès son arrivée en Suisse un sentiment d’étrangeté, d’ailleurs. Son métier, très lié au monde industriel et maritime puisqu’il est ingénieur naval, est la source de cette situation de nouveauté puisque l’espace naturel des montagnes ainsi que le monde médical lui sont inconnus. Le vocabulaire utilisé par la communauté du sanatorium reflète cette opposition entre leur monde et celui des non-malades : ils sont « les gens d’en haut » et les autres sont « ceux d’en bas ». Quoique que cosmopolite (les patients sont allemands, russes, égyptiens, …), le sanatorium est un monde clos et avec ses propres règles. À cette distinction géographique verticale s’oppose celle horizontale du temps, qui perd peu à peu son existence. Dans le monde industriel, c’est le temps mesuré qui compte : les secondes, les minutes, les heures, les jours de la semaine, les mois, les années… Nombres d’unités et de sous-unités ordonnent en effet notre vie sociale et nous permettent de partager une temporalité commune. Au sanatorium, Hans désapprend ces catégories à mesure qu’avance son séjour et la narration elle-même va effacer peu à peu le temps ressenti. Alors qu’au début, la narration est très précise sur la temporalité et s’attache à replacer chaque journée dans une ligne temporelle, la seconde partie du roman est beaucoup plus lâche et ne s’intéresse qu’au temps ressenti. Les unités de mesure qui demeurent, ce sont souvent les saisons et la journée avec le soleil qui se lève et qui se couche, journée rythmée par les soins apportés aux patients : prise de température, rendez-vous médicaux, dîners dans le hall… Seules les visites des proches des malades, rares, donnent une indication du temps « d’en-bas ». Ce temps particulier transforme dès lors chaque moment en un instant d’éternité, comme en témoigne la déclaration d’amour de Hans à Claudia : « Je t’aime, balbutia-t-il, je t’ai aimé de tout temps, car tu es le Toi de ma vie, mon rêve, mon sort, mon envie, mon éternel désir… ».

La fascination pour la mort et la maladie : source de la vie ?

Le désir est d’ailleurs également un thème central dans le roman. Le désir, c’est d’abord celui qu’éprouve Hans pour Claudia, jeune femme russe dans laquelle il reconnait l’amour qu’il portait à l’un de ses camarades d’enfance, Hans rappelant ici son auteur et sa bisexualité. C’est aussi le désir de vivre alors que les corps sont chaque jour un peu plus faibles. Hans et le lecteur assistent à la mort de nombreux personnages, personnages auxquels ils étaient souvent attachés. Leur mort est une incitation à vivre plus intensément mais sans pour autant vivre par l’excès. La chair n’est bonne que si elle s’allie à l’esprit pour Mann. La grande santé n’est atteinte qu’après avoir traversé la maladie, après avoir surmonté la mort car, par un effet de miroir, elle donne un sens plus plein à la vie. En cela, La Montagne magique rappelle La Mort à Venise : l’arrivée d’une force destructrice dans la vie bourgeoise et réglée du personnage lui donne un élan vital. Théorie d’une vie triomphante qui nous rappelle les théories de Nietzsche que Thomas Mann a beaucoup lu. Le danger constant est de tomber dès lors dans une sorte de fascination vis-à-vis de cette mort inéluctable, comme Hans qui se met à esthétiser la maladie et à prendre des risques inconsidérés, par exemple lorsqu’il est pris dans une tempête de neige en voulant affronter la montagne. Sa fascination pour la mort et la maladie devient telle qu’il développe un intérêt presque morbide pour la médecine, cherchant à percer le secret de l’existence humaine par la science pendant quelques chapitres. Un lien se crée pour Hans entre science et capacité à connaître les hommes dans leur vérité, comme lorsqu’une fois Claudia partie, il conserve pendant des années sa radiographie afin de se souvenir d’elle.

Hans : la recherche de l’équilibre

Pour vivre, il faut trouver l’équilibre : entre le corps et l’esprit, entre le progrès technique et le monde humain. La Montagne magique est également un roman d’apprentissage, un Bildungsroman au ton ironique. L’histoire de Hans est celle d’un jeune homme naïf et, le narrateur le dit lui-même, un peu bête, qui va découvrir dans le sanatorium autre chose que le milieu bourgeois dont il vient. Ses deux maîtres à penser : Settembrini le franc-maçon et Naphta le jésuite. Cherchant tous deux à rallier Hans à leur cause, ils représentent les extrêmes de la république de Weimar dans laquelle vit Thomas Mann, entre un dangereux absolutisme imprégné de religion et un humanisme des Lumières qui n’a plus d’ancrage dans le réel. Quelques années auparavant, en 1918, Mann écrivait Les Considérations d’un apolitique, court essai sur son incompréhension face à la perte des valeurs allemandes qui lui valut à l’époque une réputation de monarchiste conservateur. La Montagne magique marque ainsi un tournant dans la vie politique de l’auteur par un engagement politique nouveau qui se veut plus socialiste à travers le personnage de Hans. Car si ses deux maîtres à penser ont des idées souvent extrêmes, c’est à lui de dépasser leurs thèses et de développer ses propres idées. D’un bourgeois désintéressé, il devient un républicain convaincu. La montagne, lieu récurrent dans la littérature allemande, est le lieu parfait pour cet apprentissage par son isolement. Il permet de sortir du monde pour réfléchir à l’essence même des choses, tout comme le fit de son temps le Faust de Goethe.

Sortir du monde

La Montagne magique est une lecture difficile, effrayante même par sa taille. Mais ce monument de la littérature allemande nous force à prendre notre temps, à sortir pour quelques temps du monde afin de mieux l’observer. Si ce roman a autant marqué l’histoire littéraire, c’est parce que Thomas Mann y fait preuve d’un regard critique sur son époque mais avec un humour toujours présent. Si le lecteur, tout comme Hans, est d’abord perdu face aux caractères parfois très étranges des habitants du sanatorium, il finit par s’attacher à eux et ce n’est qu’avec regret que Hans et le lecteur les quittent : Hans pour devenir soldat et le lecteur pour retourner à ses occupations quotidiennes. Le temps d’une lecture cependant, l’un comme l’autre ont pu développer leur rapport au monde et au temps.