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Noah Baumbach et le dérèglement de la communication

Lors d’un interview à propos du dernier film de Noah Baumbach, Marriage Story, dans lequel il interprète le protagoniste, Adam Driver confie au journal Esquire : «  Que ce soit avec les acteurs, l’emploi du temps ou les décors, [..] il [Noah Baumbach]connaît son travail et sait comment retranscrire ses pensées avec une clarté absolue. Vous n’allez pas changer un seul mot du texte et vous allez avoir envie de le dire encore et encore1. Avec une vision aussi précise de la mise en scène, le scénariste-réalisateur américain développe un style maîtrisé, pourtant frappant d’authenticité. Le cinéaste est connu pour ses dialogues incisifs et ses portraits de personnages hauts en couleur inspirés souvent de ses propres situations familiales. La force comique du cinéaste vient de l’impression de réel des conversations décalées. Ses personnages touchants sont souvent en crise. Le comique vient alors apporter une certaine respiration au film pour l’empêcher de tomber dans le mélodrame. Il y a d’ailleurs une certaine retenue des émotions dans les films de Baumbach. Les personnages gardent alors une distance avec la situation, ce qui apporte aussi des quiproquos comiques. La communication à l’écran, comme dans la vraie vie, ne fonctionne pas toujours mais devient l’occasion de traits d’humour récurrents dans le cinéma du réalisateur.

Comment le dérèglement de la communication dans les films de Noah Baumbach devient-il un ressort comique ?

Nous verrons dans un premier temps la mise en place d’un « dialogue de sourds » entre les personnages puis nous nous pencherons sur la parole comme définition d’un personnage plutôt qu’outil de communication. Enfin nous montrerons comment les dialogues deviennent une joyeuse cacophonie pour le spectateur.

Nous nous baserons sur un corpus de quatre films de Noah Baumbach qui montrent le plus le rapport conflictuel à la famille et au groupe d’amis, propice aux problèmes de communications. Nous explorerons donc le sujet de la communication dans Kicking and Screaming (1995), The Squid and The Whale (Les Berkman se séparent, 2005), Frances Ha (2012) et The Meyerowitz Stories (2017). Certains films, même s’ils abordent des sujets similaires, n’ont pas été retenus parce qu’ils étaient moins créatifs dans leurs façons d’exploiter ceux-ci. De même, Marriage Story (2019) ne fait pas partie du corpus parce qu’il paraissait plus intéressant de voir les dynamiques de groupe dans les dialogues et les rapports entre les générations. L’enfant de ce film étant en bas âge, il intervient beaucoup moins dans le film que dans The Squid and The Whale. De plus, Marriage Story est plus sombre que les œuvres précédentes du cinéaste et il aurait était moins aisé de parler de ses ressorts comiques.

Premièrement, une des particularités de Noah Baumbach est sa façon de construire une séquence avec une accumulation de répliques qui font monter les tensions entre les personnages et servent à introduire subtilement les rapports de force entre ceux-ci. Nous parlerons ici d’un « dialogue de sourds» parce que les personnages ne s’écoutent pas, mais aussi parce ils refusent parfois la conversation comme outil de communication. Souvent un regard ou un geste manqué en dira plus sur les intentions des personnages. La tentative avortée de Grover pour rejoindre son ex petite amie à Prague dans Kicking and Screaming en est un exemple frappant. Le film parle de cette histoire d’amour compliquée qui prend fin en même temps que les études du protagoniste, avec le désarroi de ces adultes en devenir comme toile de fond. L’amour de Grover pour Jane est synthétisé en un dernier geste poétique qui, lui non plus, ne parviendra pas à ranimer la flamme, pas plus que leur conversation finale avant son départ.

Ce qui donne un relief comique aux histoires de Noah Baumbach c’est avant tout la façon dont il conçoit les questions-réponses de ses personnages. Les protagonistes agissent comme s’ils ne répondaient pas aux répliques de l’autre mais plutôt se répondaient à eux-même, chacun dans leurs univers. Le contraste est saisissant pour le spectateur qui, lui, est forcé de prêter attention aux deux sujets de conversation différentes. Souvent les sujets des deux conversations simultanées se répondent et provoquent l’humour. Dans Meyerowitz Stories, ce procédé souligne la relation complexe entre le patriarche de la famille (campé par Dustin Hoffman) et ses trois enfants (Ben Stiller, Adam Sandler et Elizabeth Marvel). Dans une séquence entre Matthew, le fils aîné et son père dans un café, les deux semblent désynchronisés. Le fils, absorbé par son travail a toujours un train de retard sur la famille, il demande à plusieurs reprises «Comment va LJ ?» « Comment va Eliza ? ». Le père, suivant le fil de sa pensée, répond systématiquement à côté par des longues anecdotes sur ses propres œuvres d’art. Ces échanges deviennent alors drôles et absurdes parce qu’ils soulignent l’impossibilité de la conversation. Mais au delà de la fonction comique, la scène révèle le carcan familial dans lequel aucun des deux n’est vraiment heureux. Il faudra passer par une scène de confrontation, elle aussi assez humoristique où Matt, en colère, explique à son père ses ressentis par rapport à leur relation, alors que lui essaye de faire demi-tour en voiture sur une place de parking étroite. La mise en scène met alors en valeur le dialogue en ajoutant une tension supplémentaire à la scène. Les personnages sont mis dans des situations, comme ici avec la voiture, qui les obligent à dire tout ce qu’ils ont sur le cœur rapidement, comme s’ils étaient conscients que la séquence allait toucher à sa fin.

Matthew (Ben Stiller) et son père (Dustin Hoffman) lors d’un repas plutôt tendu

De même, dans Frances Ha, le décalage des répliques de la protagoniste, une jeune danseuse en pleine crise existentielle, souligne sa position d’intruse, toujours à la marge du groupe. Lors d’un repas mondain, elle se lance dans une anecdote de lycée et dérive complètement du sujet initial. La scène, entrecoupée de plans sur les convives interloqués, renforce l’aspect gauche de Frances qui nous fait rire par son manque de cohérence. Noah Baumbach dit d’ailleurs à propos du scénario du film, écrit avec Greta Gerwig, interprète de Frances: «  C’est ça qui est agréable avec la collaboration : votre travail devient une conversation »2 . La création même du scénario résulte donc de la communication, ce qui donne aussi cet aspect réaliste au film. On rit parce qu’on s’identifie à Frances qui semble avoir une vie en dehors de l’écran. Les séquences commencent d’ailleurs souvent in media res.

Ensuite, ce « dialogue de sourds» se construit également autour du mensonge. Les personnages se mentent entre eux mais aussi à eux-même. L’exemple le plus frappant est, sans doute, la scène du concours de talents de The Squid and The Whale. Le film parle des rapports tendus d’une famille qui fait face à un divorce. Walt (Jesse Eisenberg), le fils aîné, interprète Hey You au concert de son lycée en faisant croire à tout le monde qu’il est l’auteur du tube des Pink Floyd. Ce plagiat en dit beaucoup sur l’arrogance du jeune homme qui suit, en cela, le modèle de son père. Walt perd ses marques au début du film : les disputes entre ses deux parents ainsi que leur divorce imminent bouscule ses habitudes. Il se créé donc d’autres repères à travers ce mensonge. Le comique vient alors de l’énormité de la tromperie ; Lily, une de ses camarades, devine d’ailleurs tout de suite la supercherie.

Dans Kicking and Screaming, le mensonge fait partie intégrante de l’intrigue secondaire. En effet, Max et Miami, deux proches de Grover, ont eu une aventure alors que cette dernière sort avec Skippy. Le secret finit par se savoir dans la bande d’amis mais la révélation éclate d’abord entre les deux amoureux. Le réalisateur-scénariste se permet des expérimentations de mise en scène très drôles, alors que le sujet pourrait être grave. Dans une comédie classique, selon Marc Blake, auteur critique, «  Une situation absurde et/ou ridicule se nourrit d’une autre situation et arrive à un paroxysme pour plonger dans le chaos 3». Ici, la situation dérape tout de suite. Il y a toujours une sorte d’authenticité chez les personnages qui les rattrape quand ils ne disent pas la vérité. Miami, sous l’emprise de la marijuana, n’arrive plus à cacher son infidélité. Elle n’arrive pourtant pas à dire à Skippy, son copain, ce qui s’est passé. Le réalisateur passe alors par un détour visuel comique : il lui fait écrire sur un papier la confession de son adultère. L’humour vient aussi de l’effet d’accumulation : le stylo ne marche pas au début, elle fait monter le suspense en demandant un marqueur à son copain. Après un premier choc, celui-ci se tourne vers le jeu comme mécanisme de défense. Il s’amuse alors, dans un champ contre-champ rythmé, à bouger ses lèvres en imitant sa copine. Il devient une sorte de marionnette qui s’actionne par les répliques de Miami. L’humour devient alors un outil de réconciliation. Lorsque la communication est rompue, seules les pitreries semblent marcher pour échanger avec l’autre. Cette idée se retrouve tout au long du film, particulièrement à travers les flash-back qui retracent l’histoire d’amour de Grover et Jane, couple phare de l’histoire.

Dans les films de Noah Baumbach, la communication ne va donc pas de soi. Les personnages parlent en même temps, ils ne se répondent pas. Selon Evan Puschak, dans son essai vidéo  What realistic conversations sound like 4, il y a une différence entre « comment nous parlons et comment les personnages d’un film parlent ». Certains scénaristes, il cite Tarantino et Sorkin, « trouvent une certaine musique dans la langue, comme Shakespeare». Baumbach s’intéresse lui aussi au rythme de la phrase mais laisse le chaos de la conversation s’installer. Les répliques semblent improvisées alors même qu’elles ont été précisément chorégraphiées. Le cinéaste s’attache ainsi à écrire un dialogue qui définit les personnages et leurs relations plutôt qu’à faire avancer l’histoire. C’est cette démarche qui donne de l’authenticité à ces échanges et qui parvient aussi à nous faire rire.

Miami (Parker Posey) recourant à l’écrit pour avouer son infidélité.

Deuxièmement, la parole, comme elle est lacunaire, ou du moins ne fonctionne plus comme outil de communication, devient un moyen de définir des personnages drôles et sarcastiques. Jennifer O’meara, théoricienne du cinéma, reprenant le terme de Kevin Alexander Boon, dans son livre Engaging Dialogue, Cinematic Verbalism in American Independent Cinema5 établit une différence entre le « le dialogue didactique » et « dialogue actif ». La première catégorie se retrouve dans une majorité de films et consiste à « donner un cours au spectateur et à lui faire part de conclusions à travers la parole. » La deuxième catégorie, plus subtile, « montre le potentiel dramatique du dialogue » : « le sens se construit petit à petit, il n’est pas recraché [par le dialogue] ». Ainsi, nous pouvons dire que Baumbach appartient à cette seconde catégorie : ses dialogues contiennent souvent très peu d’éléments d’exposition, le contexte de la scène importe d’ailleurs peu. Les répliques servent plutôt à établir les dynamiques entre les personnages et surtout quelle est leur vision du monde. Kicking and Screaming, ainsi que Frances Ha, construits dans la même veine, proposent tous les deux des portraits intéressants de personnages qui reposent sur des répliques mémorables. Frances dit ainsi « Désolée, je ne suis pas encore une vraie personne. » lorsque sa carte de crédit ne fonctionne pas alors qu’elle s’apprêtait à payer à la place du jeune homme avec qui elle sort. La phrase, entre punchline drôle et réplique révélatrice d’une certaine crise existentielle, nous donne en elle-même les informations dont nous avons besoin pour comprendre la protagoniste. La scène qui s’ensuit est d’ailleurs hilarante : elle part à la recherche d’un distributeur pour pouvoir payer. Dans un cadrage plan pied qui rappelle la mise en scène de Buster Keaton, les décors défilent autour d’elle. Comble du burlesque, elle tombe sur le chemin et revient avec l’argent, en train de saigner du coude. Elle dit pardon à nouveau : ses excuses deviennent son moyen de communication. Ainsi, elle paraît toujours en décalage avec le monde qui l’entoure, peinant à trouver sa place.

Dans Kicking and Screaming, les personnages se lancent à plusieurs reprises dans des discussions loufoques qui remettent en question la langue même qu’ils utilisent. Dans la scène d’ouverture, une leçon de rythme et d’écriture, Otis et Max se disputent sur la carrure de celui-ci : «  I’m little », « You’re big » « I don’t know, I’m small 6». Otis ne parle en effet pas de sa taille mais de ce qu’il dégage : une timidité en décalage avec sa carrure massive. Les protagonistes semblent toujours parler selon leur propre mode de communication, c’est aussi pour cela qu’ils ne se comprennent pas. De même, Frances, dans le film éponyme, n’arrive pas à décrypter le second degré. Quand Lev lui demande si elle est allée en Suisse, elle répond un « non » honnête, alors que celui-ci ironise en fait sur son absence prolongée. L’humour vient ainsi des degrés de langage, du contraste entre les personnages et de ce que cela nous dit d’eux.

La comédie vient aussi du décalage entre l’attente du spectateur et la direction que prend le réalisateur. D’autres cinéastes avant lui avaient su tirer partie de ce décalage, notamment Ernst Lubitsch, grand maître de la comédie sophistiquée. En effet, le réalisateur se permet des métaphores sexuelles osées ou des jeux de mise en scène coquins qui contrastent avec l’élégance et la classe de ses personnages. Dans Design for Living (Sérénade à trois, 1933), bien qu’il ne soit pas le scénariste 7, Lubitsch tire profit des répliques hilarantes lors d’un échange entre Gilda et son futur époux bien ennuyeux : «Est-ce que tu m’aimes? » « Oh, Max, les gens ne devraient jamais poser cette question pendant la nuit de noce. C’est soit trop tard, soit trop tôt. » La jeune femme prononce cet aphorisme incisif, toujours avec une certaine élégance et un flegme que Max ne partage pas. La direction d’acteur permet donc d’orienter la réception du spectateur. Nous rions parce qu’il y a un décalage entre la jeune protagoniste impertinente et son époux benêt. Ce que Noah Baumbach a retenu de Lubitsch, c’est sans doute un certain sens du rythme et du bon mot. Dans Kicking and Screaming, à nouveau, quand son compagnon se précipite pour finir le verre de la jeune femme, celle-ci rétorque « Fais attention, prends ton temps avec ça, il n’y a pas d’alcool dedans ! ». Baumbach va plus loin que Lubitsch dans cette démarche, le sarcasme de ses personnages sert à divertir le spectateur et à définir ses personnages mais aussi à remettre en question le principe même d’écriture. En effet, Jane et Grover sont tous deux étudiants en littérature, cherchant toujours à se montrer l’un plus malin que l’autre. Comme le film qui se déroule devant nos yeux, ils enchaînent les mots d’esprit.

Le dérèglement de la communication passe aussi par un détournement de son utilisation. Ce qui fait tout le charme comique des films de Noah Baumbach, c’est la façon dont le dialogue est utilisé pour donner une personnalité aux protagonistes. Dans The Squid and The Whale, Walt cherche à atteindre le niveau intellectuel de son père, qui lui-même défend une vision élitiste de la culture. Le jeune homme essaie d’impressionner sa camarade de classe qui parle de La Métamorphose de Kafka : « Ouais, c’est très kafkaïen. » [elle le dévisage et se met à rire.] Ben oui, c’est écrit par Franz Kafka ». Walt, en voulant utiliser un vocabulaire qui le fait paraître plus intelligent, se couvre en fait de ridicule. Baumbach joue à nouveau avec les degrés de compréhension : le fils, par manque de références, utilise l’expression de son père au premier degré, créant ainsi le rire de la jeune fille. Cette réplique en dit beaucoup sur les aspirations de Walt mais aussi sur l’éducation transmise par son père. Celui-ci se contente de lui transmettre une culture en surface sans réellement lui expliquer en profondeur le sens des mots.

De même, le langage sert aussi au gag de répétition, hérité du cinéma burlesque. Dans Kicking and Screaming, c’est le « yes » immédiatement suivi du « no » d’Otis quand on lui pose une question. Le personnage est touchant, parce qu’il n’arrive pas à mentir, il devient le garant de l’authenticité dans l’histoire. De même, dans Frances Ha, Benji lance un « undatable8 » à Frances à chaque fois que le film s’arrête sur un de ses défauts. A la fin, les rôles sont inversés, il reprend l’expression à son compte, façon détournée de voir si elle accepterait un rendez-vous. L’adjectif vient souvent ponctuer la situation déjà bancale de Frances, comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Elle n’a pas eu l’emploi qu’elle désirait, sa meilleure amie l’abandonne pour quelqu’un d’autre, elle rentre à la maison dans une chambre en désordre, ce à quoi Benji rajoute un « undatable ». L’effet d’accumulation nous fait sourire mais chez Baumbach, le rire n’est jamais grinçant, nous sommes toujours dans l’empathie avec ses personnages. De même, l’expression qualifie bien la jeune femme qui, au début du film, refuse d’emménager avec son copain, ce qui provoque la rupture du couple. C’est parce qu’elle est « undatable » que le film commence réellement : cet évènement va amener un série de remises en question sur son entrée dans l’âge adulte.

Frances (Greta Gerwig) perdue, qui court dans New York comme Alex dans Mauvais Sang (1986)

La parole comme source d’humour devient donc définition d’un personnage ou outil d’une joute verbale plus qu’une réelle tentative de communication. Malgré tout, Baumbach parvient à garder une certaine authenticité dans ses dialogues parce que ses personnages sont des marginaux qui, de toute façon, n’arriveront jamais à briller en société.

Troisièmement, Baumbach, dans sa façon de concevoir ces dialogues dysfonctionnels, crée une joyeuse cacophonie pour le spectateur. Les mots sont parfois relégués au rang de simples bruits ou plutôt ils deviennent une musique à l’intérieur du film.

Les répliques sont enchaînées parfois tellement vite qu’il est difficile au début de comprendre leur signification. Baumbach travaille alors sur le rythme de la phrase et la répétition pour nous guider dans ce chaos apparent, reflet des relations complexes entre des amis ou les membres d’une même famille. Jennifer O’meara, à nouveau dans son livre Engaging Dialogue: Cinematic Verbalism in American Independent Cinema, prend comme exemple une des séquences de The Squid and The Whale pour explorer le thème de la répétition. L’autrice souligne le fait que «  Quand son père lui recommande de lire La Métamorphose de Franz Kafka (1915), Walt répètela métamorphose’ instantanément, avant une quelconque respiration. […] La répétition orale encourage le téléspectateur à donner du sens en comparant les moments où un mot où une phrase est utilisé». L’intonation donne ainsi du sens à cette répétition. Le fils appuie sur cette référence qui lui sert de garant intellectuel. La référence à l’œuvre emblématique de Kafka est d’ailleurs récurrente dans le film, comme nous l’avons mentionné dans notre deuxième partie. Outre l’effet de gag de répétition, ces éléments apparaissent comme des bornes pour le spectateur. Les blagues sont drôles seulement si nous les comprenons, Baumbach prend donc le soin de ne pas perdre son spectateur. De même, les agencements de ses conversations prennent aussi la forme d’une blague, même dans leur micro-structure. Il y a d’abord une accroche puis une chute. Dans Frances Ha, lors d’une séquence dans le métro, Baumbach introduit le fait que Sophie, la colocataire de notre héroïne, va déménager. L’annonce est ménagée grâce aux coupures incessantes du métro qui obligent Sophie à se concentrer davantage sur son portable que sur Frances. La jeune femme finit néanmoins par lui avouer qu’elle change d’appartement. Ce qui rend la scène drôle c’est qu’elle est suivie de près par une autre séquence qui apporte un nouvel éclairage à cette information. En effet, nous quittons le métro pour trouver Frances, seule, qui se brûle en faisant des toasts à la poêle et qui appelle Sophie en criant pour lui rappeler que le grille-pain est aussi à elle et qu’elle devrait le lui rendre. L’humour découle de cette chute : notre héroïne ne peut pas gérer sa vie sans l’aide de sa meilleure amie. Le côté enfantin de Frances participe aussi au comique de la séquence.

Pour arriver à cette précision de jeu, Baumbach est connu pour faire énormément de répétitions en amont du tournage. Dans un entretien avec Backstage, Elizabeth Marvel, qui incarne Jean dans Meyerowitz Stories, explique que « la raison pour laquelle il insiste tellement pour que les mots soient parfaits tout le temps c’est que, surtout quand on écrit à propos d’une famille, il y a un rythme et un vocabulaire que nous partageons»9. Ce perfectionnisme par rapport au scénario participe donc à la création de cet univers propre à l’intimité du cadre familial. Le joyeux chaos des dialogues nous évoque nos propres échanges avec nos familles, il donne du vécu au script. Ces dialogues incisifs, bien qu’ils aient parfois l’authenticité de l’improvisation, sont orchestrés avec soin pour avoir un contrôle total sur l’effet comique final.

Ce chaos ambiant qui règne dans les films de Baumbach vient d’une des marque de fabrique du réalisateur : les personnages parlent souvent tous en même temps. A nouveau dans son essai vidéo sur le cinéaste, Evan Puschak, rappelle qu’ « une des choses que le cinéma peut faire, mieux que les autres médiums je pense, c’est capturer la réalité d’une conversation. Dans un livre, chaque partie du dialogue doit se suivre, vous ne pouvez pas simuler des gens qui parlent en même temps alors que c’est quelque chose que nous faisons tout le temps ». C’est exactement ce que fait Noah Baumbach, il écrit les conversations dans une dynamique similaire à la réalité : les paroles se superposent, se complètent ou s’opposent. Pourtant, il faut une grande précision pour maintenir cette vraisemblance afin que la conversation soit tout de même compréhensible. Dans Meyerowitz Stories, quand Danny et Jean se retrouvent à l’hôpital après l’AVC de leur père, ils parlent en même temps à l’infirmière sous l’effet de la panique, rajoutant parfois des informations aux répliques de l’autre ou demandant parfois des renseignements supplémentaires. Les répliques qui s’enchaînent sont par exemple « Maureen nous a seulement prévenus ce matin», « par message ». Nous avons ensuite le frère et la sœur en même temps avec «Ils étaient en vacances dans la maison de campagne de Maureen» et « Nous avons conduit de Rochester à Pittfield » se superposent. L’entrelacement des dialogues ne signifie donc pas forcément la confrontation. Au contraire, ici les deux personnage sont en symbiose : Jean et Danny sont aussi inquiets et perdus l’un que l’autre. Ce mode de conversation donne toute sa saveur au dialogue et permet donc de renforcer la caractérisation des personnages ainsi que les liens établis entre eux. De même, le comique de cet entrelacement absurde de mots vient aussi du fait que nous avons le point de vue de l’infirmière avec des contre-champs ponctuels, pour montrer que, comme elle, nous avons du mal à comprendre ce que les deux personnages essayent de dire.

Les deux frères (Ben Still, Adam Sandler) et la sœur (Elizabeth Marvel) enfin réunis.

Enfin, ces personnages sont souvent bloqués dans des « small talks » a priori sans intérêt mais qui en disent beaucoup sur le contexte de leur relation. Dans Kicking and Screaming, le premier long-métrage de Baumbach, le cinéaste trahit ce procédé dans une subtile mise en abyme. En effet, Jane s’excuse auprès de Grover, jugeant que son anecdote n’était pas assez divertissante et lui donne quelques centimes pour se rattraper. Le réalisateur joue lui aussi avec nous, comme s’il était dans la position de Jane, en nous montrant les « défauts » du scénario. Baumbach ne se contente pas d’écrire un dialogue vraisemblable, il nous fait également réfléchir sur le maniement du scénario et donc sur le poids des mots. Le cinéaste s’en amuse dans son premier long-métrage mais cette pensée traversera toute son œuvre. Les personnages sont d’ailleurs toujours en train de remettre en question les phrases et expressions qu’ils utilisent. Jane dans Kicking and Screaming s’en agacera la première «  Est-ce qu’on pourrait avoir des conversations plus spontanées ?». Mais on retrouve également cette préoccupation dans Meyerowitz Stories, lors de la scène entre les deux frères qui se sont perdus de vue, citée par Evan Puschak dans son essai vidéo. L’un essaye d’expliquer son travail à l’autre alors que celui-ci finit constamment ses phrases mais ne parvient jamais à trouver le mot juste : « Comment ça fonctionne, est-ce que tu dis juste à ton boss «  je vais commencer mon propre…» « J’étais un des partenaires donc techniquement je n’avais pas de boss » […] « Pour me lancer, je devais créer ma propre opportunité » « Ah parce que tu voulais quelque chose de plus petit ?» « Non, de plus gros! ». Les deux frères ne se comprennent pas, Baumbach creuse cette différence avec le contraste entre les réponses. Les mots semblent alors leur manquer pour exprimer ce qu’ils ont besoin de se dire, ils préfèrent se rattacher à un litige dérisoire sur la définition du travail de Matthew.

Que ce soit lors d’un conflit ou pendant une situation de crise, les mots chez Baumbach sont des outils parfois difficiles à utiliser pour les personnages qui remettent en question la parole. Par le rythme et la rigueur du scénario, nous rions de bon cœur aux échanges de ses protagonistes en remettant aussi en question, par la même occasion, notre propre rapport au langage.

En conclusion, le dérèglement de la communication dans les films de Noah Baumbach devient un ressort comique à travers des répliques en décalage qui produisent des quiproquos. Les personnages sont chacun dans leur monde et ne se répondent seulement qu’en apparence. La parole devient alors une façon de définir le personnage plutôt qu’un moyen de faciliter ses échanges avec les autres. A travers l’héritage de la comédie sophistiquée de Lubitsch, le gag se base sur l’art de la punchline et du rythme. Enfin, tout ces dispositifs prennent la forme d’une joyeuse cacophonie pour le spectateur qui pourtant arrive à suivre l’intrigue et les blagues grâce à la grande rigueur de Baumbach dans sa méthode de travail. Le cinéaste commente ainsi l’écriture du scénario en train de s’écrire sous nos yeux. Il sait alors nous faire rire mais aussi nous inciter à remettre en question notre propre maniement de la langue

Sitographie

GORDINIER Jeff, « Noah Baumbach had to live and laugh before he made Marriage Story »,  Esquire, 6 décembre 2019

https://www.esquire.com/entertainment/movies/a29817499/marriage-story-noah-baumbach-interview/

KARPEL Ari, « Noah Baumbach on conversational collaborations and small ideas that don’t stay small », Fast Company, 19 décembre 2013

https://www.fastcompany.com/1682985/noah-baumbach-on-conversational-collaboration-and-small-ideas-that-dont-stay-small

PUSCHAK Evan, « What a realistic dialogue sounds like », Nerdwriter, 30 novembre 2017

BETANCOURT Manuel, « Noah Baumbach talks improvs, rehearsals and being word perfect », Backstage, 15 novembre 2017

Bibliographie

BLAKE Marc, Writing The Comedy Movie, (2016), éd. Bloomsburry Academy, 260 p

https://books.google.fr/books?hl=fr&lr=&id=tsezCgAAQBAJ&oi=fnd&pg=PP1&dq=lies+and+comedic+effect+in+movies&ots=GCYKAyB9RA&sig=KN6lliDoEU3De2AFAILqlALQkaQ#v=onepage&q&f=false

O’MEARA Jennifer,  Engaging Dialogue, Cinematic Verbalism in American Independent Cinema, (2018) , Edinburgh University Press, 217p

https://books.google.fr/books?hl=fr&lr=&id=3GiDDwAAQBAJ&oi=fnd&pg=PR7&dq=noah+baumbach+and+the+use+of+dialogue&ots=iyklc24blq&sig=yzOSl35AMiMEsm0ATjxrsoEcmF4#v=onepage&q&f=false

Filmographie

BAUMBACH Noah, The Meyerowitz Stories (New and Selected), 122 min, États-Unis

BAUMBACH Noah, Frances Ha, 2012, 86 min, États-Unis

BAUMBACH Noah, The Squid and The Whale, (Les Bergson se séparent), 2005, 81min, États-Unis

BAUMBACH Noah, Kicking and Screaming, 1996, 96 min, États-Unis

LUBITSCH Ernst, Design For Living, (Sérénade à trois), 1933, 91 min, États-Unis

1 GORDINIER Jeff, « Noah Baumbach had to live and laugh before he made Marriage Story », Esquire, 6 décembre 2019

2. KARPEL Ari, « Noah Baumbach on conversational collaborations and small ideas that don’t stay small », Fast Company, 19 décembre 2013

3 BLAKE Marc, Writing The Comedy Movie, 2016, 260 p, éd. Bloomsburry Academy, Londres

4 PUSCHAK Evan, « What a realistic dialogue sounds like », Nerdwriter, 30 novembre 2017

5 O’MEARA Jennifer, Engaging Dialogue, Cinematic Verbalism in American Independent Cinema, (2018) , Edinburgh University Press, 217p

6La version originale a été conservée ici pour montrer le jeu sur la langue.

7Ben Hecht a adapté en scénario la pièce de Noël Coward.

8Littéralement «  avec laquelle on ne peut pas sortir/avoir de rendez-vous amoureux ». On pourrait envisager la traduction une peu bancale « insortable ».

9 BETANCOURT Manuel, « Noah Baumbach talks improvs, rehearsals and being word perfect », Backstage, 15 novembre 2017