L’Événement d’Audrey Diwan
Bienvenue dans la glorieuse France du Général de Gaulle, des années de l’ORTF dont ne semblent avoir subsisté uniquement les chemises à rayures et le plein emploi. Deux questions sautent immédiatement à la gorge : Pourquoi personne ne parle comme dans Le Temps des Copains* et où est Jean Pierre Léaud ?
C’est dans une atmosphère anachronique que le film annonce que cette histoire n’est pas celle de la France; ou en tout cas pas seulement. Cette France paradoxale, à la fois pas si lointaine et profondément archaïque, est un cadre qui renferme une condition plus que jamais contemporaine. Pour reprendre les mots d’Audrey Diwan, il suffit de se déplacer un peu plus loin sur une carte pour trouver des sociétés au fonctionnement similaire à celle de la France qui nous est montrée.
Très vite L’Événement affiche une maîtrise totale. Le son immerge le spectateur dans des lieux où le temps s’est arrêté, les acteurs sont justes et, bien que se tenant à l’écart du parti de l’innovation, la réalisation parvient à reconstruire des schémas narratifs connus avec une force surprenante. En adaptant le roman d’Annie Ernaux, Audrey Diwan sait précisément ce qu’elle veut raconter et elle le raconte très bien.
Ce n’est pas un constat historique mais le récit d’une jeune femme et de son combat solitaire contre le regard des autres mais surtout contre son propre corps qui nous est conté; ce corps qui lui devient de plus en plus étranger car soumis à une métamorphose imminente. Les personnages sont forts, ne lorgnent jamais du côté de l’ornemental ou du superflu. La caméra tient une place d’observateur privilégié et rend le spectateur à la fois témoin et acteur des changements manifestes et ce, sans tomber dans du voyeurisme auquel le format serré de l’image pourrait inciter. Le personnage d’Anne n’est pas soumis au regard du public mais seulement à celui qu’elle porte elle-même sur son corps. La lutte à l’épreuve du temps est pudique, discrète et silencieuse, à l’image du regard de la réalisatrice qui parvient à faire graviter autour de l’avortement pléthores de sujets interdits, produits d’un monde où le tabou est roi. L’évocation du désir et du plaisir sous le prisme de l’inconnu, la méconnaissance qu’entretiennent les jeunes femmes avec l’orgasme, ces évocations dépeignent un monde profondément masculin, préfigurant au mois de juillet 1969** lorsque les hommes connaissent déjà mieux la surface de la lune que les femmes et leur propre corps.
Se tenant à l’écart d’un portrait mélodramatique qui se voudrait porte étendard d’une génération ainsi que d’une certaine idée de l’universalisme, Audrey Diwan filme le tragique avec sobriété et donne ainsi à son film toute sa puissance émotionnelle. Tour à tour l’implicite et l’explicite crispent au siège, enferment les cœurs sur des montagnes russes, dans des crescendos maîtrisés jusqu’à l’apogée.
Pour reprendre les termes utilisés par Audrey Diwan lors de l’avant première du film qui s’est déroulée au Majestic Bastille***: plus que de faire passer un message, il y a une nécessité à poser des questions. Cette formule fait écho à la méthode socratique de la maïeutique, à savoir que c’est davantage l’interrogation qui initie un changement plutôt que le fait d’imposer un avis ou un message à un tiers qui se trouverait en désaccord avec celui-ci.
T.
*Feuilleton français diffusé entre 1961 et 1962
**Date à laquelle Neil Armstrong et Buzz Aldrin ont marché sur la lune
***Entretien intégral disponible ici: https://www.franceculture.fr/conferences/ecrans-de-paris/levenement-daudrey-diwan