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Ce que l’art est ou devrait être, Jodorowsky’s Dune de Frank Pavich

Au milieu des années 1970, Alejandro Jodorowsky est connu pour ses œuvres métaphysico-psychédéliques : El Topo (1970) et La Montagne Sacrée (1973). Les deux films ayant rencontré un certain succès en Europe, le producteur Michel Seydoux se rapproche de Jodorowsky afin de lui proposer une collaboration. Jodorowsky choisit d’adapter le chef d’œuvre de Frank Herbert et manifeste de la science-fiction : Dune. Il ne l’a jamais lu, il connaît seulement l’ouvrage parce qu’un ami le lui a recommandé, mais ce sera son prochain film, sans aucun doute.

Jodorowsky va réunir ceux qu’il appelle ses guerriers spirituels. Il cherche des artistes, des auras. Sa première recrue sera le dessinateur Jean Giraud, aussi connu sous le nom de Mœbius, avec lequel il va réaliser le storyboard de Dune. Ils vont être rejoints par Dan O’Bannon, H.R Giger, Chris Foss qui s’occuperont du design des planètes, des vaisseaux et des bâtiments, puis par Mick Jagger, Orson Welles, Salvador Dali, Amanda Lear et David Carradine au casting.

Jodorowsky a tout imaginé. Il veut ouvrir son film avec un plan séquence, plus long, plus impressionnant encore que celui de La Soif du Mal, il veut que les vaisseaux soient organiques et, dans leur forme, rappellent des oiseaux, des insectes. Il veut que les planètes et les personnages qui les habitent correspondent à des couleurs, à des ambiances, que Pink Floyd compose la musique d’une planète et Magma celle de l’autre.

Les studios y voient une œuvre parfaite, précise et prometteuse mais aucun ne souhaite produire le film. Car il est l’œuvre d’un cinéaste imprévisible, trop expérimental et qui ne peut garantir une rentabilité à la hauteur des moyens nécessaires à sa réalisation. Le film ne sera donc jamais tourné.

D’une part, Jodorowsky’s Dune revient sur l’itinéraire d’un rêve brisé et d’autre part, incite à la réflexion. Le film pose, de manière implicite, quelques questions quant à la place de l’art dans notre société du spectacle. 

Alejandro Jodorowsky, lorsqu’il voyage de pays en pays à la recherche de ses guerriers – et d’une certaine idée de la perfection – suit le code de la grande tradition oubliée des cinéastes aventuriers. Ceux qui filmaient leur équipe, tirant un bateau à mains nues, du flanc d’une montagne à l’autre. Ceux qui louaient des hélicoptères à l’armée Philippine et traversaient les cyclones et les crises cardiaques. Ces personnes ont rappelé que l’art était une prise de risque morale, physique, psychologique et que toute création était initiée par un don fondamental : celui de soi-même. L’art naît d’un pari risqué avec le néant.

Alors, dès que l’on apprend que les studios américains n’ont pas voulu produire Dune par peur de ne pas pouvoir le rentabiliser, une question se pose : est-ce l’argent qui définit la limite de l’art ?

Aujourd’hui, une grande partie de l’offre cinématographique repose sur des concepts rentables. Dans certains cas, il ne s’agit plus de produire des films mais des contenus, la forme – au sens matériel – d’une œuvre devient alors plus importante que ce qui la compose.

L’œuvre est alors façonnée selon sa rentabilité, calculée par des rats de bureaux qui n’ont jamais vu la lumière naturelle. Le gage d’authenticité, promesse du créateur, devient une illusion, brillamment maquillée par un bon élève qui a tout regardé, tout dévoré, qui a tout compris de ce qui fait un bon film mais rien de ce qui l’élève au rang d’art. Alors, ce qui se rapproche le plus du cinéma à son état brut devient une sculpture de plastique.

Dans la conception d’une œuvre, il y a quelque chose de plus important que le résultat, c’est le pourquoi qui l’a menée à celui-ci, l’intention de l’artiste. Par exemple, Jodorowsky ne se lance pas dans l’adaptation de Dune pour dépasser les techniques de son temps, ni pour réaliser le plus grand film de science-fiction jamais fait, mais pour ouvrir et étendre l’esprit des jeunes générations qui le regarderont.

L’intention permet de distinguer le film du cinéma. Filmer quelque chose est une action, celle de capturer le réel en mouvement. Le cinéma consiste en plus ou moins la même chose à la différence capitale qu’il pose un regard sur ce réel et par conséquent l’interprète.

Dans sa tribune au New York Times, Martin Scorsese distingue ainsi le cinéma du film : le film est un objet audiovisuel, le cinéma est un moyen.

[…] cinema was about revelation – aesthetic, emotional and spiritual revelation […] The situation, sadly, is that we now have two separate fields: There’s worldwide audiovisual entertainment, and there’s cinema.*

Le cinéma est un langage. Il ne suffit pas d’aimer les films pour se prétendre légitime à faire du cinéma. Le cinéma est un langage qui ne se parle pas en recrachant quelques mots utilisés par des réalisateurs piochés au hasard, à la source de son inspiration, mais qui s’apprend en même temps qu’il s’invente – et se réinvente. Si les réalisateurs de demain sont des individus qui se revendiquent fièrement d’un amour du film, ces mêmes individus finiront par détruire tout ce qu’on aime du cinéma. N’importe qui peut faire un beau plan, bien éclairé, joli et agréable, très peu sont capables de lui donner un sens.

T.

* Le cinéma était une révélation – révélation à la fois esthétique, émotionnelle et spirituelle […] Ce qu’il y a de triste dans notre situation actuelle, c’est que nous avons d’un côté le divertissement audiovisuel mondial et d’un autre le cinéma

La tribune de Martin Scorsese pour le New York Times :https://www.nytimes.com/2019/11/04/opinion/martin-scorsese-marvel.html