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Récit d’un Louvre vide – partie II : Rêveries d’une promeneuse solitaire

Rêveries d’une promeneuse solitaire

Playlist conseillée :

  • Vieux Louvre : Erik Satie, Gnossienne No.1
  • Poursuite : Woodkid, Run Boy Run
  • Salon du château d’Abondant : Jean-Philippe Rameau, Les Indes Galantes : Forêts paisibles

La chape de silence atteint une plénitude parfaite alors que meurent les échos lointains des voix des gardiens. Son alchimie, produit artificiel d’une présence d’absence, d’un vide pesant, est de celles qui ne vivent qu’entre les pierres taillées de main d’homme ; chaque aspérité est un fragment de l’Histoire en puissance, une évocation métonymique de son essence. Je lève les yeux vers les soubassements du donjon royal du Vieux Louvre, où contrastent les surfaces rudes et accidentées de Philippe-Auguste avec celles, méthodiques et régulières, de Charles V. Seule au fond des douves du château intérieur, je laisse aller mon esprit au dialogue entre les doux mots des songes et les racines plus rationnelles d’une réalité tangible.

Une vague déferle sur le fossé et le remplit avec un grondement puissant, m’immergeant bientôt dans une apesanteur sourde qui inhibe mes sens. Je nage vers la surface, délaissant ma léthargie apaisante pour inspirer avec avidité l’air froid du Paris du XIVe siècle qui brûle mes poumons. Les ridules de l’eau jouent avec le reflet de la lumière vacillante des torches ; le carré de ciel de la cour s’ouvre sur l’infini sombre d’une nuit sans étoiles, et la grosse tour me domine de toute sa hauteur. Ses ouvertures étroites sont plongées dans l’obscurité ; mais au Nord, le logis du roi brille de mille feux, et on distingue çà et là des ombres dansantes qui glissent au rythme d’une musique envoûtante ponctuée par des rires mélodieux. Je m’extirpe de l’eau stagnante et me hisse sur le rebord des douves, attirée par la lumière comme un papillon convoite la flamme. Charles V est-il parmi ses invités ? Ou s’est-il déjà retiré dans la quiétude de sa bibliothèque privée ? 

Des voix plus puissantes se surimposent aux soupirs alanguis émanant des recoins de la cour plongés dans un noir d’encre. Le martèlement des bottes des gardes s’arrête alors que l’un d’eux m’apostrophe : 

« – Hé là ! Qui êtes-vous ? »

Qui étais-je, en effet ? Une noble enivrée qui a voulu goûter aux délices d’un bain de minuit, déçue par l’odeur rance qui émane maintenant de sa robe ? Un mercenaire employé par le plus offrant pour assassiner le roi ou un de ses frères ? Un espion à la solde d’une puissance étrangère ? Tout et rien à la fois, sans doute. Les murs monumentaux de la cour semblent se pencher, se rapprocher pour mieux se refermer sur moi ; l’air nocturne est progressivement empli du crissement des armes et des cris des sentinelles. Un instinct primaire me pousse à chercher refuge dans les ténèbres ; je relève mes jupons trempés et me précipite vers le logis du dauphin. A la porte succède un escalier ; à l’escalier, une enfilade sans fin de pièces plongées dans l’obscurité. Je cours à perdre haleine, mais la clameur de mes poursuiveurs ne cesse d’enfler et de se rapprocher, écrasant le silence sépulcral des murs de pierre ; bientôt je sens l’odeur du cuir et de la sueur, et le souffle saccadé d’un soldat glisse sur ma nuque. Mes poumons brassent du feu, mes jambes crient grâce mais mes yeux sont rivés sur un échappatoire : droit devant, une lourde porte entrebâillée qui laisse filtrer un rai de lumière. Une promesse de vie quand la mort court dans mon sillage, se rapprochant à chaque foulée. Je sens une main frôler mon épaule quand je percute le battant, qui coulisse sur ses gonds avant de se refermer derrière moi. Pantelante, je plisse les yeux, éblouie par la soudaine clarté.

Le vacarme de la poursuite a cédé sa place à une musique de chambre raffinée ; l’odeur âcre de ma robe s’efface au profit d’un parfum exquis et suave. Les grands espaces minéraux couverts de tapisseries du Louvre médiéval sont remplacés par le décor XVIIIe du salon du Château d’Abondant. La pièce, intimiste et ostentatoire, est couverte de boiseries, fidèles confidentes des conciliabules entretenus par les duchesses et autres nobles dames ; les canapés et fauteuils semblent se courber pour mieux accueillir leurs secrets et les formes de leurs corps. Partout, hommes et femmes se laissent aller avec décence aux vices humains les plus doux : ils goûtent la vie en savourant les plaisirs du jeu et de la conversation, révélant dans chaque mouvement une grâce discrète et séductrice. La lumière chaude et tamisée des chandelles qui se reflète dans les grands miroirs invite à la proximité mesurée des corps et à l’admiration des étoffes chatoyantes qui s’épanchent à perte de vue dans une orgie de couleurs et une débauche de textures. Alors je me laisse emporter par l’ivresse des sens et l’ardeur fiévreuse mâtinée de retenue de l’assemblée ; mais un murmure se fraie un chemin au travers de ma fantaisie pour percer le mince voile de volonté qui s’accroche encore à ma raison. D’abord ténu, il se fait plus insistant et appuyé, pressant mes jambes de me porter vers un salon attenant à peine éclairé ; là, l’abbé de Saint-Non qui semble brossé avec l’essence de la vie par Fragonard me fixe de son regard intense derrière le parapet de sa toile. Superbe dans son costume extravagant, il porte sur lui les couleurs de la fête.

« – Madame. » Sa voix est suave, mais je ne veux pas l’écouter. « Madame, où est votre groupe ? »

Mon groupe ? Cependant, l’abbé est retourné à sa pose éternelle, fière et altière ; son menton est haut et son regard se perd dans la contemplation d’une chose hors de la toile dont personne, sinon lui, ne détient le secret. Ce n’est pas lui qui a parlé, mais un gardien soucieux de ne pas laisser les élèves de l’Ecole du Louvre gambader seuls dans les couloirs en ces temps de fermeture. Il arbore un air suspicieux, et je réponds prestement pour couper court à toute question déplacée :

« – J’ai dû le perdre sur le retour. Je connais le chemin de la sortie ! » 

Mais en traversant le dédale des salles, je ne peux me départir de la sensation d’être scrutée par une myriade de regards invisibles et curieux. Des mirages de vies, révolues ou fantasmées, qui prennent leur source dans la résonance harmonieuse entre le silence d’un palais vide et l’abandon consenti d’une âme.